

Marie-Jeanne Rossignol et Naomi Wulf
Recherches et problématiques récentes en France
Aux Etats-Unis, le milieu de la recherche sur la jeune République est très dynamique et bien structuré, ce qui semble effectivement aller de soi : les décennies qui vont de la Révolution au déclenchement de la Guerre de Sécession ne marquent-elles pas la période véritablement fondatrice de la nouvelle nation post-coloniale ? Ne sont-elles donc pas vouées à attirer lintérêt privilégié des historiens de lAmérique ? Des revues prestigieuses, telles le William and Mary Quarterly (aussi consacré à la période coloniale) et le Journal of the Early Republic, font connaître les recherches les plus sophistiquées sur le sujet, auxquelles le Journal of American History donne également une place considérable. Une revue électronique Commonplace aborde les questions relatives à la jeune République sur un ton moins universitaire, plus apte à retenir des lecteurs généralistes.
De nombreux centres de recherche contiennent des fonds darchives ou organisent colloques et séminaires portant sur ces décennies fondatrices. On peut penser à la Library Company et à lAmerican Philosophical Society de Philadelphie; toujours à Philadelphie le McNeil Center in Early American History. A Williamsburg se trouve le siège du Omohundro Institute, qui publie le William and Mary Quaterly mais aussi dautres ouvrages et lance de nombreux colloques. Et il ne sagit là que des institutions les plus célèbres, bien connues des rédactrices et des auteurs du dossier. Ce sont ces centres, sociétés et revues qui structurent le milieu américain, voire international, des spécialistes de la jeune République la façon la plus visible.
En France, où les recherches sur lhistoire de lAmérique à la fin du XIXè et du XXè siècles constituent des domaines privilégiés, le cercle des spécialistes de la jeune République est moins restreint quil ne semble lêtre dans dautres pays européens, la Grande-Bretagne exceptée : si lon en croit les collègues européens interrogés lors de lAtelier « Early American History in Europe : Which Trends, Which Specificities » du congrès de lEAAS à Bordeaux au printemps 2002, les spécialistes des premières décennies de la République américaine en Europe se sentent très isolés, voire désemparés face aux forces et aux avantages des chercheurs américains, et à leurs propres collègues spécialistes des années qui suivirent la Guerre de Sécession.
Si les recherches françaises sur la jeune République sont plus riches, si les chercheurs se connaissent et forment un réseau informel, cest peut-être parce que, dans les années 1980 et 1990, de nombreux spécialistes se sont rassemblés, ou ont gravité, autour dElise Marientras et du Centre de Recherches sur lHistoire des Etats-Unis de lUniversité Paris 7, consacré surtout à lAmérique pré-industrielle et qui organisa de stimulants colloques jusquen 1992. Depuis la fin des années 1990, lactivité de ces chercheurs et de leurs étudiants ne sest pas ralentie : des thèses de qualité ont été publiées (sur Thomas Paine par exemple) ou soutenues (sur la biographie de Jackson, par exemple), des publications collectives organisées (sur les Lumières en Amérique, lAmérique et la France au temps de Jefferson et Miranda [Dossier « Les Lumières américaines », Revue Française dEtudes Américaines, 92 (mai 2002), réalisé par Nathalie Caron et Naomi Wulf. Marcel Dorigny et Marie-Jeanne Rossignol, dirs, La France et les Amériques au Temps de Jefferson et Miranda, Paris : Société des études robespierristes, 2001.]) ; mais rien nest venu se substituer aux colloques organisées par le CRHEU sur lAmérique pré-industrielle pour structurer ce milieu à nouveau, ne serait-ce que de manière épisodique.
Lobjectif de la journée de recherche du 16 novembre 2001, consacrée à la jeune République américaine, était très pragmatique, et, à lorigine, lié à des considérations historiographiques et méthodologiques. Organisée par lEcole doctorale de lUniversité Paris 7 et les équipes de recherche CIRNA (Paris 7) et APSAM (Université Paris 12), la journée avait pour objectif de réunir des chercheurs souvent dispersés pour faire le point sur les recherches françaises récentes sur la jeune République, et cerner de possibles orientations plus spécifiquement hexagonales en matière dhistoriographie et de thématiques. Sur ces points, la journée a été un franc succès : la communauté des spécialistes de la jeune République sest trouvée bien représentée, des présidents dateliers aux communiquants, et à lauditoire ; une très grande majorité des communications se trouve ici publiée, après un travail éditorial qui a été stimulant pour tous.
Face à une historiographie américaine très organisée autour de thèmes forts, tels que lethnicité, la race, les études féminines, où il paraît parfois difficile de repérer des options de recherche moins attendues, les travaux français se situent en équilibre instable entre une historiographie et des théories françaises, et une production américaine, considérable sur tous les points, dont ils rendent compte. Dans les articles de ce dossier, on sent toujours, à des degrés divers, la présence de cet «écart», si typique des américanistes non américains.
Lécart sexprime, en particulier, à travers le regard porté par tous les auteurs, dune manière ou dune autre, sur les périphéries sociales, géographiques ou ethniques de la jeune nation américaine : le débat nest pas clos sur les rébellions des pionniers pauvres de lOuest à la fin du XVIIIè siècle (Karsky) ; lhistoire dun Sud émergent, tout comme celle des Amérindiens, est présentée comme le prisme nécessaire à la lecture de lhistoire de la jeune nation (Nacouzi, Pothier, Serme) ; lhistoire des Blancs apparaît inséparable de celle des Noirs (Pothier). On voit également comment les rapports entre les Etats-Unis et leurs partenaires diplomatiques jouent un rôle décisif dans lélaboration et la compréhension des politiques nationales : lindépendance de lAmérique latine contraint les Américains du Nord à élaborer leur vision continentale (Henry) ; les relations transatlantiques révèlent une période de repli frileux et nationaliste après les enthousiasmes cosmopolites révolutionnaires (Potofsky, Rossignol).
Lapproche périphérique sapplique aussi à la méthodologie employée. En général, une place moindre est donnée aux événements politiques au sens traditionnel qui se trouvent souvent abordés par le biais de parcours dindividus plus ou moins célèbres (Nacouzi, Pothier, Serme, Wulf) ; la dimension économique des débats politiques de la jeune République, plutôt négligée récemment, se voit attribuée un rôle essentiel (Gervais, Potofsky) ; chez Lucia Bergamasco, le religieux est mis en parallèle avec le politique ; Jacques Pothier rappelle que la sensibilité et lanalyse littéraires peuvent servir doutils à la compréhension des idées de Thomas Jefferson.
Pourtant, trois catégories se dessinent dans le rapport à lhistoriographie américaine : là où lobjet de recherche na pas déquivalent en France, lhistoriographie américaine domine (Henry, Bergamasco et Karsky, Serme) ; lorsque les sujets se prêtent à la comparaison, les références bibliographiques et théoriques empruntent aux deux traditions (Potofsky, Rossignol, Wulf). Mais, dans la majorité des cas, quelle que soit la dominante historiographique,une perspective critique et originale domine. On peut donner quelques exemples : lAtlantique décrit par Allan Potofsky ne correspond pas à lespace déchanges ouvert que se complaît à décrire lhistoriographie américaine et britannique pour lEre des Révolutions ; Barbara Karsky nestime pas que le dernier mot a été dit sur les rebellions populaires dans la jeune République ; Jean-Marc Serme pense que lhistoire de la Guerre de 1812 reste à faire.
Cest sans doute ce qui distingue cet ensemble de textes dun dossier plus classique : Transatlantica accueille ici avec générosité des articles programmatiques, qui annoncent des livres, des thèses, en traversant parfois avec allégresse les frontières des disciplines. Les références à différents sites et liens web, plus ou moins présentes, ouvrent encore davantage cette recherche sur le monde tandis quelles encouragent les lecteurs à dépasser le cadre de leur lecture pour aller voir plus loin, autrement. Les rédactrices en chef de ce dossier espèrent que la recherche sur la jeune République en France poursuivra son itinéraire personnel et intransigeant, grâce peut-être à dautres rencontres semblables.
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