Transatlantica 4/ 2004
Cette réponse fait suite à un droit de réponse au compte rendu par Trudy Bolter (Institut dEtudes Politiques, Université Montesquieu-Bordeaux IV) de Christine DESAFY-GRIGNARD. Arthur Miller : Une vie à luvre. Paris : Michel Houdiard Editeur, 2003. Ce texte clôt l'échange entre les deux intéressées et le public selon les règles de la déontologie de l'édition. TRUDY BOLTER : La haine revient partout. Elle se nourrit du stéréotype, de lanalyse rapide, du raccourci. Dans ces conditions, utiliser un langage neuf, précis, devient à mes yeux un devoir professionnel, voire citoyen. Je ne mets pas en cause dans ce domaine le cur de la pensée, les opinions profondes de Mme. Desafy-Grignard, et je ne souhaite donc en aucun cas en faire un débat personnel. Mais jai remarqué dans son texte la présence occasionnelle de certains stéréotypes, quil conviendrait daborder avec plus de distance critique, surtout pour une auteure sensible, convaincue de la valeur des individus aussi bien que des tendances plus générales des cultures juives quelle étudie depuis longtemps, semble-t-il. Ces clichés sont certainement « loin de ses propos » elle a raison de protester. Mais en toute honnêteté je ne pourrais jamais dire, pour la satisfaire, quils ny sont pas présents. Soyons clairs : je ne me suis jamais méprise sur son respect de la judéité, Mais cest justement pour cela que jai pensé que son ouvrage était inachevé, trop rapidement rédigé : le temps donne du recul,, le texte qui repose se décante et se clarifie. Jai trop dexpérience de lécriture pour sous-estimer le nombre de malentendus que peut susciter la plume trop rapide dun homme ou dune femme de bonne volonté. Je récuse non les convictions de lauteure, mais les glissements de langage qui entachent parfois les pages écrites par Mme Desafy-Grignard et elle nest pas la seule ; cest justement pour cela que je réagis avec tant dénergie. Je suis une lectrice un peu particulière, cest vrai, car jai rédigé une thèse comparatiste qui traite, entre autres, dEugène Ionesco. Le point de vue de Ionesco, ajouté à mon scepticisme naturel, crée des difficultés, dont je suis, peut-être de manière perverse, assez fière, car je pense que la résistance aux stéréotypes est une forme utile de rébellion, de résistance au sens plus large. Reparlons un peu de la « yiddish mamma » : je nai jamais pu comprendre en quoi elle diffère de la mamma italienne. Quant au terme de « juif psychologique », personnage postulé par Yosef Yerushalmi que cite Madame Desafy-Grignard, je laccepte mal. Pour moi, il s'agit d'un « stéréotype distingué », pour paraphraser ce cher Ionesco. Existe-t-il ? Affirmer nest pas prouver. Où sont les exemples, les exceptions ? Jaime mieux parler de certains juifs, que dun Juif de partout et de toujours, doté de « traits de caractère inaliénables ». Peut-on approuver de parler ainsi de catholiques, dAméricains, de Français , et jen passe ? Lanalyse de Sievers, que lauteur développe peu, est tout simplement étonnante. Quelle est cette logique qui conduit un auteur à « trahir (quel verbe !) sa judéité » « par ses intuitions sur Freud ». Qui se rassemble sassemble ? Et Proust, alors ? Lawrence ? Shakespeare ? Je veux redire ici (fidèle à Ionesco) que le stéréotype (verbal ou intellectuel) se prête à la dérive. Il faut léviter, et apprendre à nos étudiants à sen méfier. Et ce, dans tous les domaines. If not now, then when ? If not us, then who ? Il y lieu de présenter en guise de complément à la réponse ci-dessus une partie, un peu remaniée pour les besoins de la cause, du long article que ma inspiré dans un premier temps cette lecture. Je lai coupé pour me conformer à la longueur standard des comptes rendus de Transatlantica, mais la version courte était peut-être trop condensée. Je reprends donc ci-dessous en détail certains des arguments que jai inclus dans mon compte rendu, en me référant à des extraits plus extensifs de louvrage concerné. Dans son droit de réponse, Mme Desafy-Grignard souligne son approche « socio-culturelle » de luvre de Miller. Mais au fil du texte, on remarque quelques approximations sur le plan de lhistoire culturelle,.qui donnent au lecteur (un étudiant ?) un tableau tellement simplifié quil en vient à être erroné. Voici par exemple la première partie du texte de la note 7, qui se référe à la page 287, et apparaît page 419 : elle est destinée à expliciter laffirmation par Miller de son ignorance de luvre de Brecht à lépoque du Commis-voyageur :
Cette note est rajoutée comme information complémentaire censée élargir la culture du lecteur, étoffer le contexte de laffirmation de Miller. La première partie de cette affirmation brève nest pas erronée, mais lensemble paraît hâtif et incomplet si lon se reporte au détail de la chronologie de lhistoire du théâtre international, car il savère quen 1950, le théâtre européen lui-même venait tout juste de songer à produire les uvres dramatiques de Ionesco (que lui-même venait tout juste en 1949 de se mettre à les écrire): la première de la Cantatrice chauve eut lieu le 16 mai 1950 au Théâtre des Noctambules. Quant à Brecht, les productions classiques du théâtre épique essentiellement les productions des grandes pièces de Brecht écrites pendant les années de son errance (1933-1941) ont été élaborées avec sa femme Hélène Weigel, au Berliner Ensemble fondé en 1949, et installé dans son propre théâtre en 1954, deux ans avant sa mort. Bien que les pièces de Brecht naient pas, au début, trouvé en Amérique la réussite espérée (cétait aussi le cas de ses scénarios hollywoodiens, à lexception de Hangmen Also Die /Les bourreaux meurent aussi, Fritz Lang, 1943) certaines furent bel et bien produites en Amérique dès 1933 rarement, cest vrai. Lignorance de Brecht quaffiche Miller dans Timebends est un peu surprenante quand on sait que le 7 décembre 1947, le Galileo de Brecht fut produit à New York, dans une traduction de Charles Laughton, qui jouait le rôle titre, et une mise en scène de Joseph Losey 6 représentations seulement, malheureusement. Mais elles ont existé. Pour revenir à Broadway, si Ionesco dut attendre 1961 pour y être joué, et Brecht 1963, LOpéra de Quatsous de Brecht et Kurt Weill tint sept ans sur Off-Broadway à partir de 1954 attirant des centaines de milliers de spectateurs, et faisant largement connaître le nom de lauteur. (The Bald Soprano se joua off-Broadway en 1958). La théorie du v-effekt, amorcée plus tôt, est pleinement développée par Brecht dans son Petit Organon du Théâtre qui date de 1949. ( Linfluence de Brecht alla croissant à partir de la production de Mère Courage quil mit en scène en 1949, année qui apparaît comme une sorte dannus mirabilis du théâtre occidental). Cette toile de fond très riche méritait, à mon avis, un traitement plus ample, mais les choix dun auteur sont bien évidemment question de goût, je laccorde. Le style est parfois imprécis. En parlant du chef duvre de Miller, Mort dun commis-voyageur, lune des uvres emblématiques de la littérature américaine du XXe siècle, et peut-être de tous les temps, lauteur nous dit :
Comment comprendre le paragraphe cité? Mort dun commis voyageur a été créée sur Broadway en 1949. Certes, la pièce a été produite au seuil des années cinquante, à la veille de cette décennie : mais si rétrospectivement, en 2003, date du livre de Mme Desafy-Grignard, la pièce nous apparaît comme « lillustration et la négation de la vague doptimisme », comment, pouvait-elle produire cet effet sur le spectateur de lépoque, avant même que cette période se soit déroulée ? Cest donc lexpérience de la vie américaine postérieure à lécriture de la pièce qui lui donne rétroactivement son sens ? Comment dans ce cas expliquer la réception exceptionnelle (spectateurs en pleurs, trop émus pour applaudir), qui laccueillit en 1949, avant même que démarrent les années cinquante ? Un peu plus loin sur la même page, est abordée la question épineuse, qui a fait couler beaucoup dencre et inspiré plus dun cours de littérature, du caractère tragique (ou non) de Mort dun commis voyageur :
Cette discussion très courte ne comporte pas dexemples. Se réfère-t-on à Murder in theCathedral (1935), dEliot ? Connaît-on des exemples de tragédie portant sur un président ? Ce traitement rapide banalise et schématise à la fois la question de lessence tragique, et celle des valeurs américaines, réduites ici à quelques clichés sommaires qui relèvent plus de la vulgarisation journalistique que de lanalyse . Ce recours au raccourci, au nivellement et au stéréotype, me semble encore plus regrettable dans le domaine de la judéité de Miller lui-même. Effectivement, Mme Desafy-Grignard sattache à montrer que ce « juif laïcisé », issu dune famille peu pratiquante, époux de trois chrétiennes laïcisées, est un auteur « juif », et, en plus, dune certaine façon, religieux. (381)
Le point de vue de lauteur se défend ,et se rapproche dailleurs de celui dHarold Bloom. Mais comment définit-on le « juif » ? Dans lextrait ci-dessus, le double portrait du protestant-juif me semble schématique, déterministe, les étiquettes sont avancées avec trop de confiance, trop peu de nuances. La culture « puritaine », la culture ethnique « juive » , sont-elles des blocs tellement distincts, aussi monolithiques, et somme toute réfractaires lun à lautre éternellement insolubles malgré leffervescence bouillonnante de la culture américaine qui se re-brasse sans cesse ? Je ne partage pas sur ce sujet lopinion de Christine Desafy-Grignard, mais son point de vue pourrait mieux se défendre si les stéréotypes quelle emploie avaient été mis en question. Or, ils font souvent figure de « sagesse populaire » tout particulièrement dans la première partie du livre qui sintitule « la judéité ». On peut citer pour exemple les passages ci-dessous :
Reproduire les stéréotypes quels quils soient a leffet de les perpétuer, les renforcer. Le fait même de les utiliser nous rend vulnérables aux effets pervers qui sont parfois inscrits de façon indélébile dans ces figures. Un exemple : le juif « caméléon » , victime de diaspora ou génocide, displaced person par excellence : cest une figure hautement symbolique, à résonance universelle. Mais ce terme peut susciter plus dune interprétation malveillante. Il est pour moi absolument clair que Mme Desafy-Grignard respecte vénère même Miller, sa judéité, la judéité en général, et je ne mets pas en cause le fond de ses propos, son respect de la différence, que je suppose entier. Son livre ne cherche quà illustrer la démarche de lauteur américain, beau sujet sil en était. Mais le langage ne doit pas stagner, la « véracité » du cliché doit être constamment testée pour savoir si sa couleur na pas viré à léquivoque. Aborder un texte littéraire par le biais de lethnicité est une démarche risquée, parfois réductrice, qui tend à conforter, si lon ny prête garde, les préjugés dans lesquels elle peut senfermer, au détriment du questionnement qui demeure le fondement de lentreprise critique, et selon moi de la vie. |
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