Partance

Ce numéro de TransatlanticA sera mon dernier en tant que rédacteur-en-chef. Je quitte à regret cette fonction pour me consacrer aux tâches éditoriales qui m’ont été confiées dans mon université, la direction des Presses universitaires de Lyon. Aussi, prendrai-je, à cette occasion, la liberté de faire un petit bilan de ces quatre premières années de TransatlanticA et de proposer quelques réflexions prospectives. Je laisserai aux deux coordinatrices le soin de présenter le beau dossier sur la couleur qu’elle ont préparé, mais je dirai que je suis heureux que mon mandat se termine sur des images et un grand éclat de couleur....

J’ai la faiblesse de penser que ce numéro 4 — qui a tant tardé — était attendu. TransatlanticA malgré ses 4 ans d’âge fait désormais partie de notre paysage scientifique d’américanistes. Il est devenu une publication que l’on lit (comme en témoignent les téléchargements de pages) et même que l’on cite. Ce résultat est dû aux auteurs qui nous ont fait confiance et aux collègues, anonymes pour la plupart, qui ont choisi, relu, amendé, inlassablement corrigé les textes que nous avons publiés. En nous inspirant des pratiques de la Revue française d’études américaines, nous avons mis en place un vrai processus éditorial qu’auteurs et les lecteurs apprécient, et qui va se poursuivre.

Il ne fait plus guère de doute — au-delà de la technophilie ou technophobie — que la communication scientifique aujourd’hui doit être profondément repensée pour intégrer l’apport du numérique. Par numérique, je n’entends pas « simplement » la mise à disposition de textes sous forme électronique, mais bien une nouvelle conception du travail scientifique, grâce à la souplesse qu’apporte l’outil informatique. Nous n’en sommes qu’aux balbutiements car, à terme, c’est probablement la nature même du travail de recherche qui s’en trouvera modifiée. Le passage au numérique — qui n’a rien de « virtuel » comme nous en faisons tous les jours l’expérience ne serait-ce que parce que notre travail intellectuel, en amont et en aval, est rien moins que réel — nous pousse à (re)poser la question de la nature de notre discours et ses destinataires. Des équipes sont très avancées sur le sujet (par exemple Qualitative Research) et c’est dans le sens de l’expérience et du dialogue que TransatlanticA devra avancer.

Je crois en effet que si l’épistémologie ne saurait se substituer à l’interprétation, comme la « theory » a pu un temps se substituer aux oeuvres, elle ne devrait en revanche jamais nous quitter. Faire un travail scientifique — c’est bien notre seule légitimité à la parole — consiste à expliciter en permanence les conditions de production qui ne peuvent être dissociées des « résultats ». C’est une évidence que de le dire, mais une discipline bien exigente. Je renvoie sur ce point aux textes de Howard Becker par exemple, car le sociologue américain s’est depuis longtemps demandé comment l’innovation en matière de « rendu » contribuait à ouvrir le champ des possibles de la littérature scientifique (1 et 2).

Les revues électroniques sont donc bien les laboratoires où s’invente le travail de demain. Une revue, bien sûr, si le mot a encore un sens dans un univers profondément modifié dans ses modalités physiques, doit être un lieu d’élaboration de problématiques et de travail d’équipe si elle veut exister comme autre chose qu’un simple réservoir de données — les archives ouvertes sont là pour cela — ou pire (?) comme le lieu d’expression d’egos particuliers. De ce point de vue, il me semble que l’accès si facile à la publication numérique — chacun est libre de créer son site, sa revue, son « livre » sans intermédiaire, du moins apparent — tuera paradoxalement le vanity publishing, ou du moins le rendra à ce qu’il est réellement et qu’il n’aurait dû cessé d’être.

Aussi, il importe que TransatlanticA continue à s’imposer comme une production de qualité, mais aussi comme un lieu d’innovation. Nos tentatives pour dépasser les simples textes en ligne ont été intéressantes mais trop limitées. C’est donc le chantier à entreprendre prioritairement pour la nouvelle équipe. Cela comporte des risques, mais celui qui avancera sur domaine de manière décisive représentera demain un modèle reconnu. La revue doit aussi organiser ses modes de production scientifique et éditoriale afin d’améliorer sa rapidité de traitement et de réaction, et impliquer de nouveaux acteurs, en particulier de jeunes collègues, qui à ce jour font encore un peu défaut. L’effet sera alors fortement structurant sur le champ des études américaines en France et l’AFEA est particulièrement bien placée pour être l’agent de cette transformation.

TransatlanticA doit aussi effectuer une mutation de sa structure matérielle en abandonnant la notion de « livraison » et en adoptant le concept de publication continue par rubrique. Particulièrement prometteuse est la mise en ligne du processus éditorial lui-même, et la notion d’élaboration progressive du document par validations successives. Associée des services d’échange et de dialogue, ce mode de production et de LECTURE correspond mieux à ce que sont en train de devenir les « revues électroniques » (voir les fonctions offertes par Qualitative Reasearch par exemple). Parallèlement, en adoptant des standards logiciels internationaux, la visibilité du contenu des articles deviendra meilleure, et d’autres possibilités s’ouvriront.

Enfin, à l’heure où les grandes manoeuvres ont commencé autour des revues en SHS, lancées entre autres par les initiatives du CNRS, il me semble que les petites revues artisanales comme la nôtre devraient pouvoir prouver qu’il est possible d’être à la fois excellent et indépendant. Mais il faut pour cela que nous soyons aidés par une vraie reconnaissance internationale — le mode électronique est de ce point de vue capital — et par un volontarisme des chercheurs confirmés qui, en choisissant de publier chez nous, renforceront sa légitimité ainsi que par les instances d’évaluation et de recrutement qui devront reconnaître comme non seulement légitime mais peut-être plus valorisante la publication digitale. C’est en effet ma conviction profonde — qui soutient mon combat pour l’édition numérique — que produire un énoncé accessible d’un clic par les experts du monde entier est un geste plus audacieux que de le coucher sur un papier dont la pérennité est peut-être plus grande mais l’audience parfois plus réduite. Bref, des échelles de valeurs, des complémentarités et des pratiques en profonde mutation, à commencer par le choix de la langue dans laquelle nous écrivons.

Le débat est lancé. Suite au prochain numéro comme l’on dit ....