Les études américaines en France : un essai d'analyse
François Weil, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris
fweil@ehess.fr
Les réflexions qui suivent se veulent à la fois un essai préliminaire de sociohistoire des études américaines en France , et une contribution à la fois historique et programmatique aux réflexions actuellement en cours, et tout particulièrement à l'occasion du congrès de Toulouse, sur l'état présent et l'avenir du champ, sa rénovation et sa redéfinition.
Dans cette double perspective, je soumets à la discussion collective les trois propositions suivantes :
1. La configuration originelle du champ des études américaines en France est le produit de l'interaction originale entre un produit d'exportation, les American Studies (cf le texte de Pap Ndiaye), une demande propre venue du milieu angliciste (cf le texte de Jean Kempf), et la situation propre aux études sur les Etats-Unis dans les différentes disciplines des sciences sociales, et tout particulièrement en histoire.
2. La situation présente du champ est le produit de la conjonction d'une demande sociale accrue depuis le début des années 1970, d'un nouveau contexte intellectuel, et d'un phénomène de spécialisation et de professionnalisation à l'oeuvre depuis lors, non sans tension et résistances.
3. L'avenir des études américaines dépendra largement de la capacité des américanistes à renégocier leurs relations avec les sciences sociales (et réciproquement), et à repenser leurs prétentions (ou leur vocation) à l'interdisciplinarité.
1. Genèse des études américaines
Les analyses de Jean Kempf rappellent fort utilement que les études américaines sont en France un domaine récent, en dépit de signes avant-coureurs dans les années 1920 et 1930. C'est dans les années 1950 et 1960 que commence à se structurer un milieu universitaire intéressé par les Etats-Unis, notamment parmi les anglicistes tentés par la littérature et la culture américaine. Leur histoire est d'abord l'histoire d'un enthousiasme, et leur projet une tentative de légitimation dans l'université d'un domaine culturellement et géographiquement défini, les études américaines.
Trois éléments expliquent la physionomie que revêt alors ce champ. Le premier est le destin de l'exportation en Europe, et tout particulièrement en France, du mouvement des American Studies qui se développe aux Etats-Unis dans les années 1930-1960 dans une perspective à la fois holiste et interdisciplinaire, à la recherche d'un "caractère américain" et d'un sens de la civilisation américaine, traqués notamment dans ses mythes et ses symboles (cf Ndiaye). Comme le suggère fort bien Richard Pells dans son livre récent (Not Like Us, New York, 1997), le gouvernement américain s'efforça après la Seconde guerre mondiale d'exporter ces American Studies dans l'Europe de la guerre froide, par l'intermédiaire de programmes comme le programme Fulbright, grâce aux activités de l'Agence d'information (USIA), ou encore en finançant le séminaire de Salzbourg (créé en 1946) et en aidant à la fondation d'associations nationales et d'une association européenne d'études américaines.
Pour autant, ces efforts échouèrent, en dépit des moyens mis en oeuvre et, à l'exception possible de la Grande-Bretagne, les American Studies, telles qu'elles étaient conçues aux Etats-Unis, ne s'imposèrent pas en Europe. Dans le cas français, on peut faire l'hypothèse que cet échec fut autant le produit de l'ambivalence des universitaires à l'égard des Etats-Unis, de leur propre nationalisme culturel, des tensions liées à la guerre froide, et de facteurs non plus politiques ou culturels mais institutionnels, comme la difficulté d'implanter un nouveau domaine, les études américaines, conçues de surcroît dans une perspective interdisciplinaire, au sein d'une Université française qui n'est pas (alors?) connue pour ses capacités d'innovation et d'adaptation.
De sorte que les études américaines ont connu un développement "à la française" (voire à l'européenne), dont le caractère principal était (et c'est le deuxième facteur structurant) la demande angliciste, et son caractère très spécifique. Le milieu est alors dominé fermement par les spécialistes de littérature britannique, privant ainsi de toute légitimité universitaire ce qui n'est pas littéraire et n'est pas britannique. L'intérêt que manifestent certains anglicistes pour les Etats-Unis dans les années 1950-1960 tient compte de ce contexte. Dans la situation minoritaire voire marginalisée dans laquelle ils se trouvent de fait, la quête de reconnaissance et de légitimation passe par des travaux sur la littérature et à la rigueur sur l'histoire des idées aux Etats-Unis, en fonction des critères canoniques de l'anglicisme français. Leur marginalité est alors, pour ainsi dire, géographique (les Etats-Unis au lieu de la Grande-Bretagne), mais elle ne se double pas d'une marginalité méthodologique. Il me paraît essentiel de souligner que dans ce contexte de genèse et de contraintes, le projet de ces pionniers est d'abord professionnel : il s'agit de créer chez les anglicistes un espace américaniste et de pouvoir ainsi répondre à la demande étudiante qui va alors croissant.
Le troisième facteur d'explication de la physionomie des études américaines n'est, lui, pas propre aux anglicistes mais plutôt à la configuration des travaux sur les Etats-Unis dans les différentes sciences sociales dans les années 1950 et 1960. On y constate une indifférence marquée, et la présence d'un très petit nombre d'interlocuteurs possibles pour les américanistes des facultés des lettres. En histoire, par exemple, le paysage est fort peu encourageant : Désiré Pasquet, directeur d'études à l'Ecole pratique des hautes études (4eme section) en histoire américaine en 1925, n'est pas remplacé à sa mort quelques années plus tard ; Bernard Faÿ, professeur au Collège de France à partir de 1933, est frappé d'indignité nationale en 1945 pour faits de collaboration ; son successeur au Collège, le canadianiste Marcel Giraud, y enseigne dans un grand isolement de 1947 à 1968. L'histoire américaine n'existe en fait qu'à l'Institut d'études politiques de Paris, à la manière du lieu, avec André Siegfried de 1943 à 1956 puis Jean-Baptiste Duroselle à partir de 1956 ; et à partir de 1964, dans une moindre proportion, à la Sorbonne, où Duroselle est nommé en 1964, et où il met l'accent sur les relations internationales. Bref, l'histoire américaine est à la marge, et elle n'y est abordée que dans une perspective très limitée. Hors de l'histoire existent des individualités brillantes en sociologie (Michel Crozier) et surtout en géographie (Jean Gottmann), mais leur place dans le paysage américaniste français est peu marquée.
Pour résumer, les études américaines du temps sont caractérisées par l'absence de liens avec les sciences sociales et les American Studies, et une forte influence du canon angliciste et de la demande sociale.
2. Les avatars de la croissance
Depuis la fin des années 1960 et le début des années 1970, les études américaines ont connu en France un essor certain. Le champ a d'abord évolué en fonction de la demande sociale, qui a abouti à la création de nombreux postes d'enseignants-chercheurs dans ce qu'on appelle aujourd'hui souvent, de manière très significative, les départements d'anglo-américain des universités françaises. Non sans liens avec la fragmentation universitaire survenue au lendemain des événements de 1968 et de l'adoption de la loi Faure, la place des américanistes s'est élargie. En ce sens, l'objectif des pionniers des années 1950 et 1960 a été atteint : les études américaines ont acquis, non sans luttes, une forme de légitimation universitaire, qui s'est traduite par l'entrée du champ dans les programmes des concours et dans les programmes d'enseignement, en conjonction avec le passage à un enseignement de masse. La croissance du milieu a été rapide, mais inégale (cf Kempf), en fonction de l'ouverture, de la fermeture et de la réouverture du recrutement. Au plus haut degré de généralité, ces phénomènes ont entraîné des recrutements parfois massifs, parfois limités, en fonction de la demande -- confirmant ainsi la réalité du pilotage par la demande déjà sensible au cours des années précédentes.
Cette période a vu également le contexte intellectuel changer, à mesure que l'image des Etats-Unis passait du plan Marshall à la guerre du Viet-nam, provoquant une croissance des visions critiques et d'un intérêt prononcé pour les minorités, la contre-culture, la contestation. Ces lectures critiques étaient, pour une part, affaire de génération. Mais elles témoignaient aussi d'un désintérêt pour les approches littéraires traditionnelles (en particulier, l'histoire des idées).
En même temps, l'essor des études américaines s'est accompagné d'un phénomène de spécialisation. La nécessité de fonctionner au sein du système universitaire existant a, dans les faits, empêché tout réel développement interdisciplinaire : les rares tentatives (lors du congrès de l'AFEA à Chantilly en 1974, à l'initiative d'américanistes de Nancy, Paris 3, Paris 7, Paris 8, Paris 10, et Tours, autour des notions de civilisation et d'interdisciplinarité) témoignent d'initiatives diverses, mais (hormis sans doute Paris 7 et Paris 8), peu suivies d'effets sur la durée. Il est vrai que le problème était complexe : l'interdisciplinarité soulevait à la fois la question de la pertinence des structures universitaires existantes (hormis Paris 8, laboratoire expérimental bien connu), d'une part, et d'autre part celle d'un véritable ancrage dans les sciences sociales. Les réussites restent locales (notamment à Paris 7 et Paris 8 où des liens solides et durables sont tissées entre civilisation et histoire), mais sans parvenir à influencer la constitution d'un nouveau paradigme américaniste. Conséquence : spécialistes de littérature et spécialistes de "civilisation" se sont éloignés les uns des autres (au sein de l'AFEA comme dans les départements d'anglais), sous l'effet des règles du jeu universitaire français en matière de carrières, donc de promotions, donc de publications et de concours.
Enfin, l'évolution survenue depuis la fin des années 1960 est marquée par une nouveauté par rapport à l'époque précédente, le développement d'un milieu d'historiens spécialisés (en particulier à Paris 1 et à l'EHESS), dont certains choisissent une approche généraliste de l'histoire américaine, d'autres (parfois les mêmes...) mettent l'accent sur les relations internationales (dans la lignée de Duroselle), d'autres enfin se lancent dans des études plus spécialisées. Ce milieu historien, lui-même en pleine évolution depuis un quart de siècle, n'offre pas toujours des interlocuteurs aux américanistes des départements d'anglo-américain : rares sont les liens, en particulier, avec les historiens des deux premières variétés mentionnées ci-dessus. Mais il en va tout autrement de la troisième variété, comme en témoigne la présence active d'historiens comme Jean Heffer (EHESS) ou Jacques Portes (Paris 8) au sein de l'AFEA.
Au total, la situation présente des études américaines est celle d'un milieu qui a grandi vite et irrégulièrement depuis trente ans, dans un contexte critique à l'égard des Etats-Unis, où les rapports avec les sciences sociales et en particulier l'histoire restent à inventer, qui connaît une spécialisation croissante entre spécialistes de littérature et spécialistes de civilisation, et dont l'évolution est pilotée par la demande sociale (étudiants, enseignements) et non par des objets, des problèmes ou des méthodes de recherche. Ajoutons à ce constat la situation différente des "littéraires" et des "civilisationnistes" (selon le terme aberrant mais consacré) : les premiers peuvent prendre appui sur une tradition universitaire forte, et sur des méthodes critiques rénovées qui leur confèrent une certaine assurance à l'égard de leur objet. Les seconds ne bénéficient pas d'un contexte comparable : d'où l'existence depuis une trentaine d'années (et l'invocation vigoureuse, à intervalles réguliers) d'une "crise" ou d'un "malaise" de "la civilisation." Ce malaise ou ce mal-être a au moins deux conséquences importantes. D'abord, l'importation en civilisation de chercheurs venus de disciplines dites légitimes des sciences sociales, c'est-à-dire de l'histoire et, dans une moindre mesure, de la science politique, qui sont recrutés dans les départements d'anglo-américain. (Il s'agit là d'un phénomène extrémement rare dans l'université française, et il me semble mériter l'attention.) Ensuite, un certain nombre de spécialistes de civilisation se sont lancés depuis 25 ans dans la recherche d'ancrages disciplinaires stimulants : en histoire surtout dans les années 1970 et 1980 (notamment en histoire de l'ère coloniale et en histoire ouvrière), en science politique et en socio-anthropologie depuis une dizaine d'années, notamment sous l'influence d'enseignants-chercheurs venus de la sphère angliciste et passés par des universités américaines où ils sont acquis une compétence disciplinaire particulière qui les conduit à s'efforcer d'inscrire la "civilisation" (notion qu'ils critiquent souvent) dans une relation plus exigeante avec les sciences sociales.
3. Hypothèses
Des analyses qui précèdent ressort l'importance du rapport des études américaines aux sciences sociales, de l'acquisition d'une formation disciplinaire, et de la redéfinition de l'interdisciplinarité. Il y a là un enjeu et une chance véritables pour les études américaines, puisque jamais dans leur courte histoire le contexte français n'a été plus propice à l'instauration de conversations entre tous ceux qui s'intéressent à la compréhension et à l'intelligibilité des cultures américaines.
De telles conversations supposent d'abord que l'on fasse son deuil du leurre que constitue la notion de "civilisation". Non que, absolument, cette dernière ne puisse faire l'objet de travaux pertinents, comme Elias l'a montré. Mais dans l'usage commun qui en est fait en études américaines, le terme ne recouvre nullement des constructions socio-culturelles dont il s'agirait de mettre au jour les évolutions et les tensions en recourant aux outils épistémologiques qu'offrent, par exemple, l'analyse littéraire, la socio-histoire culturelle ou l'anthropologie ; bien plutôt, on entend banalement par "civilisation", non une discipline, une méthode, ou une approche, mais simplement une aire culturelle donnée, abordée sans recours explicite à l'une quelconque des disciplines des sciences sociales.
S'ils renoncent à cette pseudo-spécialisation (qui masque en réalité une absence de spécialité), les américanistes se trouvent confrontés, comme certains d'entre eux l'ont compris, à la nécessité d'un ancrage croissant dans l'une ou l'autre des sciences sociales, et à l'appui sur la méthodologie qu'ils en tirent et leur compétence linguistique, pour développer leurs activités d'enseignement et de recherche. En un sens, il s'agit pour eux d'imiter les littéraires, qui depuis longtemps assoient leur légitimité sur leur pratique de l'histoire littéraire, de la théorie critique, de la philosophie, etc, en fonction des postures intellectuelles de chacun. (Et les linguistes, qui font de même avec la linguistique). Le renforcement de cet ancrage dans les sciences sociales permettrait par ailleurs de développer les liens avec les américanistes venus précisément de ces sciences sociales -- historiens, politologues, sociologues -- dans un climat de reconnaissance scientifique désormais mutuelle qui succéderait heureusement à des moments où l'on a vu parfois s'opposer la revendication d'une compétence linguistique et la proclamation d'une compétence social-scientifique.
Ajoutons que cette spécialisation disciplinaire n'exclut nullement l'inter- ou la pluridisciplinarité. Au contraire, elle prend au sérieux la pluridisciplinarité : en renonçant à une posture interdisciplinaire par défaut, qui n'est au fond qu'une pétition de principe molle et un peu paresseuse qui défend l'interdisciplinarité sans l'appuyer sur aucune discipline, elle défend un idéal élevé, et difficile, de transcendance disciplinaire fondé sur l'acquisition de compétences.
Dans la pratique, l'inscription plus ferme des études américaines dans les sciences sociales (sous une forme disciplinaire et, éventuellement, au travers d'une pratique interdisciplinaire authentique) devrait aussi permettre de renégocier les rapports intellectuels entre américanistes français et américanistes européens et surtout américains. Certains littéraires, depuis fort longtemps (que l'on songe aux "melvilliens" ou aux "faulknériens" français), certains historiens plus récemment ont montré le chemin d'une relation post-coloniale avec leurs collègues d'outre-Atlantique. Il y a là sinon un exemple à suivre du moins une ambition à cultiver : cela suppose que l'objectif de nos travaux soit une recherche originale qui soit aussi pleinement au fait des recherches conduites aux Etats-Unis.
Là est l'enjeu. La manière dont collectivement et individuellement nous y répondrons dessinera le paysage des études américaines des vingt années à venir.
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