American (Cultural) Studies aux Etats-Unis

Pap Ndiaye, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris
pndiaye@ehess.fr

Les propos qui suivent présentent succinctement quelques éléments d'analyse de l'histoire de la spécialité des American Studies aux Etats-Unis. "Spécialité" : sans doute trouvera-t-on ce mot inapproprié, tant les études américaines se sont caractérisées par la cohabitation d'une multitude de pratiques et d'approches théoriques. Cependant, dans le contexte académique américain, les American Studies se sont bien constituées comme discipline, avec des départements et des programmes universitaires, des revues, des congrès, un marché du travail académique.
On peut en dégager deux grandes séquences, liées aux contextes politiques. La première séquence est celle de l'"école des mythes et des symboles", des années 1930 au milieu des années 1960 ; la seconde est celle de l'éclatement radical du champ disciplinaire, et de son arrimage progressif aux cultural studies, des années 1970 à aujourd'hui.

L'école des mythes et des symboles
A partir de la fin des années 1940, l'essor décisif des études américaines aux Etats-Unis comme ailleurs est indissociable d'un contexte politique large (celui de la guerre froide et de la lutte culturelle contre le communisme), mais les origines intellectuelles et institutionnelles de la spécialité s'établissent dès les années 1930.
Ainsi que les chroniqueurs des American Studies aiment à le rappeler, la spécialité naquit d'une rébellion contre le formalisme académique des départements d'anglais et d'histoire, dans l'entre-deux-guerres. Le pionnier fut sans doute Vernon Louis Parrington, auteur du classique Main Currents in American Thought (1927). Parrington établit un paradigme qui demeura celui des American Studies jusqu'au milieu des années 1960, fondé sur l'intuition de la singularité de l'expérience américaine et sur une approche méthodologique holistique et interdisciplinaire. Mais, sans Ph.D., sa carrière universitaire fut modeste, et il demeura marginal dans le monde académique élitiste du moment.
Il en alla autrement avec ses successeurs, même si, à bien des égards, les premiers civilisationnistes se pensaient comme des rebelles militants d'une cause intellectuelle. Même un Perry Miller, figure archétypique de l'intellectuel de Harvard, n'eut pas l'itinéraire académique rectiligne que l'on pourrait croire. Jeune undergraduate dans les années 1920, il quitta prématurément l'université de Chicago pour faire du théâtre, puis il s'embarqua à bord d'un navire en partance pour l'Afrique. C'est là qu'il vécut son "épiphanie", en supervisant le déchargement de barils de pétrole américains sur les rives du fleuve Congo, "tout comme Gibbons s'était assis au milieu des ruines du Capitole, à Rome" avant d'écrire son grand oeuvre. Pour Miller comme pour les autres américanistes, il ne s'agissait pas seulement de contribuer aux connaissances scientifiques, mais de rendre compte intellectuellement et existentiellement d'une "civilisation", d'en cerner les origines, de dire ce que cela signifiait qu'être américain. De retour aux Etats-Unis, Miller rejoignit Harvard où on le laissa libre de naviguer entre les départements de littérature (où, quelques années plus tard, il devint professeur) et d'histoire.
L'université de Yale, au début des années 1930, créa un department of History, the Arts and Letters, sous la houlette de Stanley Williams, détenteur de l'une des premières chaires de littérature américaine, et de l'historien Ralph Henry Gabriel, les deux auteurs du premier manuel d'American Studies, The American Mind, publié en 1937. Les autres grandes universités de la côte est suivirent bientôt, dont Harvard, où, avec quelques autres, Miller créa le programme d'history of the American Civilization, administré conjointement par les départements de littérature et d'histoire. En 1940, Henry Nash Smith obtint le premier Ph.D. en "History of American Civilization".
Les praticiens s'inscrivaient globalement dans le paradigme de Parrington. Cela ne signifie pas qu'ils étaient d'accord sur tout, mais tous s'accordaient sur deux points essentiels : d'une part qu'il existe un "esprit américain", caractérisé par l'optimisme, l'innocence, l'idéalisme, le pragmatisme et l'individualisme, par contraste avec les Européens et leur tempérament tragique et désenchanté ; d'autre part que cet esprit américain s'exprime de la manière la plus pure chez un certain nombre de grands écrivains. Aussi la "grande littérature" américaine avait-elle une position privilégiée dans les programmes d'American Studies.
En 1947, plus de soixante universités offraient des programmes en American Studies, dont quinze programmes de doctorat. Logiquement, selon un processus de construction professionnelle classique, l'American Studies Association (ASA) fut fondée en 1951, soit deux ans après American Quarterly (AQ) promu journal officiel de l'ASA (d'abord publié par l'université du Minnesota, puis à partir de 1951 par l'université de Pennsylvanie). [Note : Ces informations sont tirées de AQ, 21, 3, 1979, en particulier Gene Wise, "Paradigm Dramas", pp. 293-337.]
Ce premier essor institutionnel peut sans doute se comprendre à la lumière du contexte culturel des années 1930 et 1940. La crise politique et culturelle de l'Europe, engendrée par la Première guerre mondiale, jointe à la vitalité de la production culturelle américaine dans les années 1920 avait été à l'origine d'une demande culturelle inédite aux Etats-Unis. En 1929, la Modern Language Association (MLA) avait tenu son premier congrès sur la littérature américaine, tandis que les historiens avaient commencé de penser le XXe siècle comme le "siècle américain", pour reprendre la célèbre formule de l'éditeur Henry Luce.
L'essor spectaculaire des American Studies ne se serait toutefois pas produit sans un contexte politique propice à la mise en valeur de la "civilisation américaine". Au début des années 1950, le contexte de la guerre froide s'avéra favorable aux départements et programmes d'American Studies. L'argent ne manquait pas. L'université de Pennsylvanie, par exemple, reçut des dons de la fondation Rockefeller en 1949 et 1954, permettant de renforcer le département, d'inviter des intellectuels connus, de financer des thésards, etc. Dans la même université, la fondation Carnegie contribuait au financement de l'ASA et de AQ. Tous les programmes d'American Studies des grandes universités de recherche reçurent un financement extérieur substantiel. De même un certain nombre d'ouvrage majeurs du moment furent-ils financés par des fondations ou des sabbatical years payées par les universités (Harvard, Minnesota, Penn, Amherst), et souvent publiés par Oxford University Press. Après-guerre, dans le contexte de la guerre froide, la lutte culturelle contre le communisme était perçue comme essentielle par le gouvernement américain. Non seulement en Europe, où la bataille culturelle, en termes gramsciens, semblait être gagnée par les communistes, mais aussi aux Etats-Unis où dans les années 1930 notamment, une fraction du monde intellectuel avait été attirée par le marxisme, dans une version stalinienne ou plus souvent trotskiste. Il fallait donc constituer dans les universités, le monde intellectuel et celui des médias, des pôles idéologiques solides, imperméables aux sirènes gauchistes. C'est ce qu'avait bien compris le comité des activités anti-américaines du Congrès, qui finança des thèses "politiquement correctes" comme celle de Tom Wolfe, l'auteur bien connu du Bûcher des vanités, alors étudiant à Yale. Le contexte politique général des années 1940 et 1950 paraît donc essentiel pour comprendre l'essor institutionnel du projet intellectuel des American Studies, et son exportation en Europe. En annonçant la création d'un programme d'études américaines à Yale, en 1949, le président de cette université, l'historien Charles Seymour, voulait y voir une manière de produire "une foi inaltérable dans la philosophie américaine", qui "empêcherait les étudiants d'embrasser la théorie et la pratique du communisme". Le programme combattra "vigoureusement et positivement la menace communiste". [Note : Citation tirée de Peter Novick, That Noble Dream, New York, Cambridge University Press, 1988, p. 382.]
Lorsque le programme Fulbright fut lancé, ce furent de préférence des professeurs d'American Studies que l'on envoya en Europe, pour porter la bonne parole. Perry Miller, Henry Nash Smith, Leo Marx, David Potter ou Louis Hartz n'étaient cependant pas conservateurs. Ils étaient au contraire des intellectuels libéraux marqués par le New Deal, mais une rencontre s'opéra entre eux et des fondations politiquement engagées contre le communisme (Carnegie, Rockefeller, American Council of Learned Societies, Guggenheim, Charles Merrill).
Mais il ne s'agissait pas d'un marché de dupes. Car les civilisationnistes et historiens du consensus entendaient se démarquer des jugements moralisants des historiens progressistes, qui insistaient traditionnellement sur l'opposition entre les intérêts privés et le bien public, entre la démocratie et le grand capitalisme. De ce point de vue, la vieille génération progressiste avait été balayée par l'histoire elle-même. Charles Beard, à la fin des années 1930, avait mis en garde les Américains contre un conflit qui n'aurait fait que renforcer les positions du capitalisme. Mais la guerre fut à la fois la victoire des démocraties sur le fascisme, et du mode de production capitaliste qui ensevelit les puissances de l'Axe sous un déluge d'armes et de produits divers. Tout à son opposition au grand capital, et bien que vigoureusement antifasciste, Beard avait compris trop tard que les partisans de la guerre n'étaient pas nécessairement inféodés au big business.
Par conséquent, les pionniers des American Studies entérinèrent l'impasse de l'histoire progressiste, en recentrant la problématique sur le combat entre la liberté et l'absence de liberté (plutôt qu'entre les haves et les have-nots), sur ce qui avait uni les Américains plutôt que ce sur qui les avait divisés. Ce faisant, ils s'engageaient eux-mêmes dans une impasse dramatique, en jetant un voile d'oubli sur les groupes sociaux marginalisés et dominés, quitte à concéder du bout des lèvres que tous ne bénéficiaient pas de la corne d'abondance.
En dépit de la diversité de leurs approches, les civilisationnistes avaient un projet commun holistique, qui entendait démontrer l'existence d'un caractère national spécifique. Il fallait donc trouver "la signification de l'Amérique", "the meaning of America". L'Amérique est une communauté de croyances et de valeurs partagées, qu'il s'agit de mettre à jour et d'analyser. [Note : La notion de mythe réfère aux travaux d'anthropologues comme Malinowski, qui dans son Magic, Science and Religion and Other Essays (1948), écrit que le mythe n'est pas seulement une histoire qu'on raconte, mais une réalité vécue, "qui exprime et codifie les croyances, une série de normes régulant et stabilisant des arrangements sociaux et culturels". A quoi pourrait faire écho Lévi-Strauss pour qui le mythe fournit un modèle logique capable de dépasser ou de minimiser un certain nombre de contradictions sociales. Par conséquent, dans la perspective des civilisationnistes, les manifestations culturelles sont censées partager une charge mythologique commune constitutive de l'identité nationale.] Insister sur les mythes et les symboles, c'était présenter un patrimoine commun à tous les Américains, et, ce faisant, évacuer la dynamique des conflits sociaux et politiques. Daniel Boorstin par exemple, ne craint pas d'affirmer dans son Genius of American Politics que les Américains rejettent la notion même d'idéologie : "We do not need American philosophers, because we already have an American philosophy, implicit in the American way of Life ... Why should we make a five-year plan for ourselves when God seems to have a thousand-year plan ready-made for us?"
Selon David Potter, auteur de People of Plenty, il est possible de définir ce qui est spécifiquement "américain" à propos de l'Amérique. Parler de caractère national ne signifie pas que tous les Américains se ressemblent, mais qu'ils sont les produits d'un même ensemble de références culturelles, de mythes, de traditions. Potter reconnaît toutefois que les solidarités de classe l'emportent parfois, et il précise que le caractère national n'est qu'un des éléments de l'analyse. Quel est le fondement de ce caractère national, demande-t-il. Certainement pas la race, et il balaie toute vision raciale de la nation américaine. Par quoi remplacer la race ? Par la notion d'abondance matérielle, censée rendre compte de comportements sociaux spécifiquement américains. [Note : D'accord avec John Atherton a propos de l'influence mineure de People of Plenty dans les American Studies, mais je persiste a penser que ce livre n'est intellectuellement pas negligeable, qu'il faisait preuve d'une certaine ambition théorique, ce qui était alors suffisamment rare en Am'Civ' pour être signalé.]
Au service de ce projet intellectuel était mise en oeuvre une approche interdisciplinaire. Il s'agissait d'inventer un nouveau type d'écriture pour parler des Etats-Unis, qui combinerait l'histoire intellectuelle, la critique littéraire, la sociologie et la science politique, pour mettre à jour les mythes centraux de l'expérience américaine.
Les études américaines de la première génération se concentraient donc sur l'étude de mythes unificateurs, mais, faute de placer l'effort de conceptualisation au coeur de leur démarche, les civilisationnistes américains et européens s'enfermèrent dans des descriptions littéraires ("humanistes" disait Leo Marx) mâtinées de considérations sociologisantes imbibées d'exceptionnisme. Eux qui crurent cerner l'essence de l'identité américaine en établissant un catalogue ordonné de mythes et de symboles n'avaient guère réussi qu'à figer les acteurs sociaux dans le marbre de l'essentialisme. Avant-guerre, le mouvement des études américaines avait été novateur, irrévérencieux et critique des structures de production du savoir académique. Après-guerre, il était devenu, nolens volens, une machine à fabriquer du consensus.

Des American Studies aux Cultural Studies ?
Or la situation changea radicalement à partir du début des années 1960. Le "paradigme de Parrington" s'effondra alors, sous le feu de critiques dénonçant les civilisationnistes comme les représentants d'une élite conservatrice blanche et masculine, au service de la culture dominante. Là encore, le contexte semble déterminant : le mouvement pour les droits civiques, et subséquemment, l'essor d'un débat sur l'identité, ont fait prendre conscience d'une plus grande complexité et d'une plus grande relativité de l'"identité américaine" telle qu'imaginée par les civilisationnistes. Il fallait donc s'écarter de l'essentialisme pour déconstruire cette identité soi-disant commune, la fragmenter en unités plus pertinentes par rapport aux perceptions des individus ; il fallait démasquer les mythes de la génération précédente comme étant ceux de l'homme blanc. La Frontière, l'Ouest des pionniers, la mission puritaine, le jardin pastoral, référaient à une culture particulière et finalement oppressive, celle du groupe dominant, white males. D'où la régionalisation des départements de civilisation en départements de Black Studies, ou Afro-American Studies, Jewish Studies, Women's studies, Native American Studies, Asian American Studies.
Les deux départements leader des années 1950, Harvard et Minnesota, perdirent du terrain face à Yale et surtout Penn (éditeur de AQ), ou Anthony Garlan, Murray Murphy, Bruce Kuklick et Gordon Kelly formulèrent avec vigueur une nouvelle approche, rejetant les symboles et les mythes au profit d'analyses scientifiques du social et du culturel. Ce faisant, ils critiquaient sans ménagement ce que Leo Marx appelait encore, dans un article de 1969, sa "méthode non scientifique". [Note : Leo Marx, "American Studies: A Defense of an Unscientific Method", New Literary History, Fall 1969.] Au contraire, Kuklick et Kelly parlaient de "stratégie de pouvoir", et substituaient à la "magie intrinsèque des grands textes" la "fonction sociale de la littérature". Aussi n'y a-t-il plus de grande littérature transcendant le social, mais des objets culturels ancrés dans des contextes sociaux donnés, dans la réalité des rapports de pouvoir. Cela suggérait une nouvelle approche, replaçant l'"approche humaniste" chère à Marx et Smith par des méthodes tirées des sciences sociales, en particulier l'anthropologie (pour laquelle Smith affichait son dédain, dans les années 1950). Ainsi que le résume Jay Mechling, un ancien de Penn, "le but des American Studies est de révéler les structures fondamentales qui génèrent pour les Américains les comportements appropriés ou acceptables".[Note : Cite par Wise, "Paradigm Dramas", p. 323.] De nouvelles questions, impensables pour Leo Marx, étaient ainsi posées : qui définit la "grande littérature" et en fonction de quels objectifs ? Comment les catégories sont-elles construites et idéologiquement justifiées ?
Fondamentalement, c'est le concept même de culture qui était en jeu. L'abandon d'une "culture américaine" unique (et, a fortiori, d'une "civilisation américaine", une expression heureusement abandonnée depuis longtemps -- quoique le "procès de civilisation" n'ait malheureusement pas été toujours entrepris par les américanistes français) au profit d'un patchwork de cultures n'était qu'une première étape. Il s'agissait surtout de s'écarter d'une conception humaniste de la culture au profit d'une approche sociale des cultures. De ce point de vue, un ouvrage comme The Social Construction of Reality, de Peter Berger et Thomas Luckmann fut très influent, ainsi que les travaux de Clifford Geertz.
En soutien à ces nouvelles approches, un travail critique sur la signification et l'organisation des études américaines commençait de s'opérer. Il fut facilité par l'organisation du premier congrès de l'ASA, en 1967. C'est que, contrairement à l'AFEA (cf. les communications de Jean Kempf et François Weil), l'ASA a accueilli de nombreux débats sur la "nature" des American Studies, et un certain nombre d'articles importants ont été publiés par AQ. Ainsi du "manifeste de Davis", rédigé par trois professeur de UC Davis, Robert Merideth, Jay Mechling et David Wilson, et publié par AQ en 1973, qui s'attaquait aux synthèses molles, aux bricolages sans fondements méthodologiques ni rigueur scientifique, et en affirmant que la spécificité des American Studies ne résidait pas dans son objet, mais dans sa méthode (tout en restant assez flous sur cette fameuse méthode, qui semblait surtout rabattre les American Studies sur l'ethnologie et l'anthropologie). Quoi qu'il en soit, AQ a régulièrement publié des articles méthodologiques, contrairement à sa petite soeur française, ainsi que des synthèses historiographiques, sous la houlette de l'influent Standing Committee on Bibliographical Needs and Policies, fondé en 1974, dont Mechling fut le premier responsable.
Parallèlement, la nouvelle génération s'investit dans un certain nombre de mouvements politiques radicaux, comme le Radical Caucus de l'ASA, qui militait pour l'inclusion de thèmes à forte connotation politique et la discussion de questions politiques contemporaines, relatives en particulier à la guerre du Vietnam.
En un sens, les American Studies ne se remirent jamais du tremblement de terre des années 1960 et 1970 : le dynamitage de la synthèse des mythes et des symboles a laissé la place à un paysage fragmenté en études régionales, elles-mêmes théoriquement arrimées aux spécialités des sciences sociales (de "manière parasite", n'hésite pas à dire Gene Wise). Les études américaines sont une "discipline" marginale, qui pèse peu sur le débat intellectuel américain. Certaines universités, comme Penn, en ont tiré les conséquences institutionnelles en démantelant programmes et départements, dans les années 1980 et 1990, ou en leur préférant les cultural studies, en plein essor institutionnel. Certains départements d'American Studies ont d'ailleurs été opportunément renommés American Cultural Studies.
On sait en effet la place des cultural studies dans la production académique américaine d'aujourd'hui. Une origine intellectuelle principale peut être repérée : les cultural studies britanniques, marquées par les sciences sociales (telles que pratiquées, notamment au fameux Centre for Contemporary Cultural Studies de Birmingham, autour des travaux de Raymond Williams). Les Cultural Studies n'ont pas de méthodologie propre : ses praticiens cheminent indifféremment avec les sémioticiens, les déconstructionnistes, les anthropologues, les psychanalystes, etc. L'approche anthropologique des spécialistes d'American Studies des années 1970 s'est ainsi trouvée radicalisée, au sens où il ne s'est pas seulement agi de rompre avec l'approche élitiste de la génération précédente (culture américaine = grandes oeuvres américaines) en se tournant vers les cultures populaires et leurs modes de transmission, mais aussi en explorant les rhétoriques identitaires des acteurs sociaux. Contrairement aux mythes, les analyses des rhétoriques ne prétendent pas à l'universalité. Elle sont intrinsèquement fluides, instables, sensibles aux rapports de pouvoir, à la pluralité identitaire. Elle sont attentives au changement plutôt qu'à la permanence, et, en ce sens, elles devraient être très historiennes.
Or, comme le reconnaît Mechling dans un récent essai, les American Cultural Studies souffrent d'une approche historienne déficiente, c'est-à-dire (à mon avis) d'une inattention aux contextes socio-économiques larges dans lesquels les discours écrits, oraux et visuels se déploient. [Note : Jay Mechling, "Some [New] Elementary Axioms for an American Cultur[al] Studies", American Studies, Summer 1997, p. 12.] Si nous nous sommes libérés d'une conception du changement social comme un phénomène global et cumulatif, il ne faut pour autant pas en conclure que la dimension sociale n'ajoute rien à l'analyse du culturel. Justement, les travaux de Cultural Studies juxtaposent fréquemment -- de manière surprenante -- une très grande attention déconstructionniste aux narratives, et une mise en perspective contextuelle fruste. Dans une version extrême de l'approche sémiologique, les Cultural Studies ont négocié un "tournant linguistique" qui les a durcies en nouveau dogme jargonnant et clinquant, tournant le dos au social. Nous ne pouvons nous résoudre à ce que les études culturelles ne soient que des agencements linguistiques qui ne visent plus la réalité sociale.
Il s'agit donc peut-être, aux Etats-Unis comme en France, de renouer les fils du dialogue entre spécialistes de culture américaine, sociologues et historiens, c'est-à-dire d'introduire dans les Cultural Studies un temps historique socialement produit. Se dessinerait alors une ébauche de projet commun, autour de la constitution des identités sociales, considérant la culture en tant que système dynamique de conventions et de normes qui organisent les réalités subjectives des individus. On proposerait ainsi, de manière pragmatique et modeste, des modèles d'intelligibilité des cultures américaines, qui évitent aussi bien la réification mythologique que le tournant linguistique.

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