Andy Warhol : l'œuvre ultime (1972 1987)
Musée d'Art Contemporain de Lyon
28 janvier - 8 mai 2005

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Jakuta Alikavazovic (ENS Cachan)

ANDY WARHOL : L'ŒUVRE ULTIME se présente d'emblée comme un projet d'envergure. Y sont exposées plus de deux cents œuvres ; outre des toiles magistrales, on y découvre de nombreuses photos et planches de contact inédites, documents vidéo, interviews et films. Il s'agit bien d'une exposition majeure, couvrant la production des quinze dernières années de l'artiste, sans négliger ses facettes moins connues, du designer au « social observer » new yorkais. L'œuvre ultime ressemble presque à un projet warholien : couleurs pop, salles tapissées de papiers peints crées par l'artiste (dont celui du Washington Monument, produit pour la première fois), lieux de passages ponctués de citations - imprimées sur matériel Xerox, précisent les cartels, renvoyant aux liens étroits de l'artiste avec la publicité, son premier domaine d'activité. La popularité de Warhol auprès du grand public ajoute à la couverture médiatique de l'exposition. A ce titre, elle jouit d'un caractère événementiel qui rend inévitable la construction d'un discours critique préalable, d'une opinion a priori. On s'attend donc à voir des pièces méconnues, un Warhol inédit, surprenant.

Or ce qui, dans ce contexte, surprend en premier lieu, c'est la familiarité éprouvée, dès la première salle, qui s'ouvre sur la série des Mao (1972), reprenant la seule photographie autorisée du personnage, figurant en couverture du Petit Livre rouge. Si cette série marque le retour de Warhol au pictural, conjuguant le principe sérigraphique avec l'importance du geste, du pinceau, ainsi qu'avec l'expressivité des couleurs, elle n'en reste pas moins l'une des plus connues de l'artiste - et l'une des plus faciles à trouver dans les catalogues de décoration intérieure. L'exposition est jalonnée d'éléments emblématiques du Pop Art ; y figurent même des Marilyn (Onehundred and fifty black/white/grey Marilyns, 1979) : la photographie utilisée est la même que celle de 1962 et 1967, seules changent les couleurs. Ce qui frappe dans un premier temps, ce n'est donc pas tant la rupture que la continuité. L'intérêt principal de l'exposition réside donc moins dans une révélation que dans les variations qu'introduisent ces dernières œuvres dans les thématiques comme dans les techniques warholiennes.

L'exposition s'inscrit donc dans l'ensemble de l'œuvre de Warhol, dont les premières sérigraphies datent des années 1960, tout comme le papier peint Mao (1974) renvoie à Cow, qui tapisse les murs de la galerie où l'artiste designer expose en 1966. La référence au passé est d'ailleurs implicite dans le recours même au terme « ultime », point d'achèvement, mais également d'aboutissement d'un parcours - en quelque sorte l'apogée d'un artiste - en contradiction apparente avec l'idée de surprise et de nouveauté qui sous tend l'exposition.

Ainsi, le discours préconstruit sur l'exposition nous présente un Warhol hanté par l'idée de la mort - on se souvient qu'en 1968, Valérie « S.C.U.M. » Solanas lui tire dessus, le blessant grièvement. Toutefois, la morbidité de Warhol, si elle s'exprime différemment, est antérieure à cet événement : on rappellera les divers accidents de voitures sérigraphiés (Saturday Catastrophe, White Burning Car III, 1964) ou les chaises électriques de 1963 et 1967. En 1962, Warhol déclarait que son « exposition à Paris s'appellera La Mort en Amérique ».(1) La série des Skulls (1976) s'inscrit donc, elle aussi, en continuité avec la thématique warholienne de la mort, et ce d'autant plus que le projet sous tendant ces vanités est de « faire le portrait de tout le monde ».(2)

L'inquiétude qui travaille le Warhol déclinant fondait déjà, pourrait on dire, le recours même à la série, qui « entérine l'impossibilité d'une maîtrise. Fragment d'un tout hypothétique, éclaté et à jamais perdu, chaque œuvre singulière renvoie à tous les autres membres de la même suite ».(3)

Si les crânes tardifs de Warhol font référence, sans ambiguïté, aux vanités baroques, la technique sérielle elle même renvoyait depuis ses débuts au sentiment aigu du transitoire (on pense aux cannettes de soupe Campbell aux étiquettes méconnaissables de 1962), tandis que la constante showbiz des séries fondait un memento mori des temps modernes, tant par le destin tragique des stars figurées (Marilyn) que par la simple dégradation pigmentaire infligée aux visages - coulures ou palissements propres à la technique même de la sérigraphie (Ten Lizes, 1963). Ce procédé, dérivé du pochoir, consiste en effet à obtenir une impression à travers un écran de soie, dont les mailles libres correspondent à l'image recherchée : les seules variations, à mesure que la série se fait, résident en trop pleins ou déperdition d'encre.

Le lien entre sérialité, fragment et memento mori est par ailleurs illustré par une captivante série de photos en noir et blanc de Warhol se faisant réaliser un masque mortuaire (Warhol Sits for Life mask Impression, 1980). La série chronologique (préparation, pose, démoulage) est brisée par l'accrochage : sont intercalées, entre ces séquences, des photos du voyage à Rome ou de personnalités telles que Truman Capote. Est ainsi mis à jour, par le principe même de fragmentation, le fil secret qui court entre ces différentes séries. Travaillées, brisées l'une par l'autre, elles figurent un memento mori laconique. Par contiguïté, les portraits de V.I.P. révèlent leur nature d'empreinte lumineuse, devant être comprise comme un masque mortuaire d'un autre type.

Reste le retour au pictural, manifeste dans des pièces telles que Shadows (1978), sérigraphies d'ombres portées. Warhol ayant renoncé à la peinture en 1965 pour se consacrer à une production strictement filmographique, le tournant est indéniable - encore que pareils revirements soient latents chez l'artiste depuis ses débuts, à en juger par l'entretien donné en 1963 dans lequel il déclare : « Comment peut on dire qu'un style vaut mieux qu'un autre ? La semaine prochaine, on devrait pouvoir être un expressionniste abstrait, ou un artiste pop, ou un réaliste, sans avoir le sentiment d'avoir renoncé à quoi que ce soit ».(4) En 1963, le panneau monochrome bleu du diptyque Electric Blue Chair faisait référence à la peinture all over. Vingt ans plus tard, les toiles intitulées Yarn (1983), sont des sérigraphies évoquant le drip painting. On notera cependant que, en 1960 1961, Warhol réalise des œuvres sans titre peu connues, combinant coupures de journaux sur toile (en l'occurrence, des vignettes du comics Superman) et projections d'aquarelle. Ces œuvres « de jeunesse », peu connues, trouvent un écho inattendu dans certaines des toiles les plus passionnantes présentées dans l'exposition.

Les Oxidation Paintings, dont plusieurs séries sont présentées, ont été obtenues en urinant sur des toiles enduites de peinture cuivre ; l'oxydation ainsi provoquée produit des motifs plus ou moins aléatoires. La première série, datant de 1978, est abstraite, bien que les éclaboussures verdâtres vers le centre de chaque toile ne soient pas sans évoquer les séries de portraits sérigraphiés. La deuxième série de ce que Warhol lui même appelait ses « piss paintings » date de 1984. Le procédé est le même, si ce n'est que la toile présente une sérigraphie de Jean Michel Basquiat, avec lequel il collabore cette même année à différents tableaux, tel Aging Ali in Fight for Life, présenté dans l'exposition.

Les Oxidation Paintings représentent un hommage tongue in cheek à la technique pollockienne du dripping, et plus généralement à l'Action Painting. L'ironie de la démarche est parfaitement mise en lumière si l'on pense à la célèbre définition de l'Action Painting que donnait le critique d'art Harold Rosenberg en 1952 :

Pour chaque peintre américain il arriva un moment où la toile lui apparut comme une arène offerte à son action […] Ce n'est plus avec une image dans l'esprit que le peintre s'approchait de son chevalet ; il y venait, tenant en main le matériau qui allait servir à modifier cet autre matériau placé devant lui. L'image serait le résultat de cette rencontre.(5)

L'autre caractéristique marquante de cette « œuvre ultime » est le retour à l'organique : Torsos et Untitled (Torso paintings) (1977), qui évoquent certaines empreintes de Klein, ou Physiological Diagram (Entrails) (c.1985) en sont de bons exemples ; la fragmentation disloque cette fois des corps sans tête, aux parties parfois difficilement reconnaissables.

Enfin, l'un des éléments les plus intéressants de l'œuvre ultime est le travail sur la visibilité. Il semble que ce soit sur ce point, en effet, que la dernière période de Warhol se distingue le plus de l'ensemble de son œuvre. Les travaux tardifs de l'artiste mettent en jeu et en crise l'affirmation de la nature superficielle du monde qui fonde le credo warholien et qu'illustre la citation placée en exergue du livret d'exposition et complément au catalogue : « Si vous voulez tout savoir sur Andy Warhol, regardez simplement la surface : celle de mes tableaux, de mes films, de moi même. Me voilà. Il n'y a rien derrière ».(6) La dernière période se démarque tout d'abord par la réintroduction de l'idée de profondeur dans un art souvent qualifié d'« unidimensionnel » (7) : la réintroduction de la profondeur s'accomplit par exemple dans Shadows, sérigraphies de longues ombres portées. De même, la série des Rorschach (1984), aveu d'inconscient, est également aveu d'une profondeur ramenée à la surface. Crânes et procédés radioscopiques (tel le portrait aux rayons X de Philip Niarchos), rendant l'invisible visible, peuvent être lus de façon similaire. Ceci confère une gravité nouvelle à l'œuvre de Warhol et met en lumière l'un de ses aspects les plus méconnus : il s'agit peut être moins d'abolir toute profondeur dans un cynisme pop que de tenter de faire coïncider surface et fond - en d'autres termes, d'opérer un véritable dévoilement, une révélation, si désabusée soit elle.

Dans le même temps, Warhol joue à brouiller les surfaces par un jeu de déguisements allant du travesti (Ladies and Gentlemen, 1975) au camouflage (Camouflage Self Portrait, 1986). Tout mouvement de dévoilement (« Me voilà ») se double d'un mouvement de dissimulation. Les autoportraits «  tricéphales » de 1978, où trois prises de Warhol (profil et trois quart) se superposent imparfaitement, sont emblématiques de ce double mouvement. Le visage est brouillé, dissimulé par sa propre visibilité, sa propre empreinte - ici photographique, de glaise dans les photographies déjà mentionnées du masque mortuaire. La visibilité fait défaut, soit par trop plein et superpositions excessives, soit par épuisement, comme c'est le cas dans les Mona Lisa réversibles (Sixtythree white Mona Lisas, 1979), peinture blanche sur toile blanche laissant à peine deviner le motif initial, déjà mis à mal en 1963. L'œuvre ultime porte à son paroxysme l'interrogation warholienne sur la déperdition et l'effacement du sujet par sa propre répétition. Camouflages et travestissements pourraient dès lors prendre, en dernier recours, valeur d'un acte de résistance artistique et personnelle, face à la reproductibilité moderne de toute chose.

Andy Warhol : l'œuvre ultime est une exposition déroutante, en ce qu'elle oscille sans cesse entre familiarité et étrangeté, ressemblance et dissemblance. Dans ce jeu de reconnaissance, on se reportera avec plaisir au catalogue, composé de trois fascicules (« Paintings and Wallpapers », «  Photographs / Films / Videos / Books /Interviews » et « Textes », où sont regroupés une vingtaine d'articles critiques). L'exposition a le mérite de mettre en perspective l'œuvre entière de Warhol, pop et pré pop, et de montrer à quel point, à l'époque d'une confusion généralisée entre culture de masse, culture populaire et marketing, sa réflexion demeure d'actualité.

(1) Cité par Trevor Fairbrother, in « Skulls », Mark Francis (dir.), Andy Warhol. The Late Work. Texts (Munich : Prestel Verlag, 2004), 66 79 et 72.
(2) « Skulls », 69.
(3) Denys Riout, Qu'est ce que l'art moderne ? (Paris : Gallimard, 2000), 138.
(4) G. R. Swenson, « What is Pop Art ? : Answers from 8 painters » (1963), cité par Arthur Danto, L'Art contemporain et la clôture de l'histoire (Paris : Editions du Seuil, 2000 [1997]), 72.
(5) Denys Riout, Qu'est ce que l'art moderne ?, 93 94.
(6) Thierry Raspail et Isabelle Bertolotti, Andy Warhol. The Late Work. Texts, 1.
(7) Voir par exemple Kynaston McShine (dir.), Andy Warhol Rétrospective (Paris : Editions du Centre Pompidou, 1990), 39.