Journée « Autour du livre de François Cusset French Theory »

et des Cultural Studies

[19 novembre 2004]

Compte rendu coordonné par Marie-Jeanne Rossignol (Paris VII) et Pierre Guerlain (Paris X)


Introduction

La parution du livre de François Cusset, French Theory. Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis en 2003, à La Découverte, a soudain donné une plus grande visibilité en France aux Cultural Studies et autres mouvements intellectuels inspirés de théoriciens européens (et non seulement français) qui ont fleuri aux Etats-Unis pendant les vingt années passées. Ce livre tout à fait passionnant, érudit et ancré dans une expérience personnelle (l'auteur, sociologue, travaillait aux Services culturels français à New York pendant la période) a engagé quelques américanistes curieux de ces mouvements intellectuels à se réunir pour discuter des thèses de Cusset et à élargir le débat aux Cultural Studies et à leur inscription universitaire ainsi qu'à leur impact politique. Organisé à l'initiative de Marie-Jeanne Rossignol et Pierre Guerlain, ce forum Paris7/Paris X s'est tenu le 19 novembre à l'Université Paris X-Nanterre. Il a réuni les participants suivants : Françoise-Michèle Bergot, Cornelius Crowley, Paris X-Nanterre, Craig Carson, Nanterre, Marc Deneire, Nancy 2, Pierre Guerlain, Paris X - Nanterre, André Kaenel, Nancy 2, Alison Halsz, Paris X-Nanterre, Thierry Labica, Paris X-Nanterre, Hélène Le Dantec-Lowry, Paris III-Sorbonne Nouvelle, Catherine Lejeune, Paris 7-Denis Diderot, Guillaume Marche, Paris XII-Val de Marne, Brigitte Marrec, Paris X-Nanterre, Jean-Paul Rocchi, Paris 7-Denis Diderot, Marie-Jeanne Rossignol, Paris 7-Denis Diderot. Les intervenants ont souvent tenu à mêler rappel de leur expérience personnelle, analyse de l'ouvrage et réflexion sur les Cultural Studies lors de ce forum de réflexion, dont vous est ici livré ici un compte rendu légèrement révisé, où alternent brèves interventions et développements plus étoffés.


La parole a été passée tout d'abord à Marie-Jeanne Rossignol :

Pour résumer rapidement sa thèse, on peut dire que selon François Cusset, de remarquables intellectuels comme Foucault, Deleuze et autres brillants penseurs des années 1970 ont trouvé un meilleur accueil aux Etats-Unis qu'en France à partir des années 1980 : ce sont les campus américains qui ont profité de l'incroyable fermentation intellectuelle présente dans leurs travaux, pour diverses raisons, et en particulier, la structure du milieu universitaire américain. Aux Etats-Unis, les idées et l'imagination ; à la France, de bien ennuyeux « nouveaux philosophes » qui ont paradoxalement accompagné les années de gauche au pouvoir.
Il est vrai que, pour la génération d'après 1968, les auteurs dont parle Cusset, par exemple Foucault, Derrida, Kristeva ou Cixous, ont effectivement très vite disparu de l'écran des références intellectuelles indispensables, à partir des années 1980, c'est-à-dire quand une certaine jeunesse universitaire aurait dû s'emparer d'eux. Foucault, lecture de lycée, est quand même resté incontournable dans les années qui ont suivi, en particulier grâce à la présence dominante d'Arlette Farge dans les études sur le XVIIIè français ; mais c'est effectivement surtout aux Etats-Unis, en 1988 et après, que je les ai retrouvés, évidemment sous leur forme américaine (19). D'où un retour « en décalage » en France en 1989, après un séjour d'un an, face à un monde intellectuel et politique dont les références paraissaient quelque peu désuètes. Et qui le paraissent encore aujourd'hui.

Alors que j'étais naturellement assez éloignée de la théorie, l'atmosphère américaine très « théorique » m'a énormément apporté, car comme le dit Cusset (21), elle se doublait d'une « pragmatique des textes », c'est-à-dire leur « aptitude à l'usage, à l'opération » : on y puisait « des idées nouvelles » sans avoir besoin de lire Deleuze, Derrida. Les concepts rebondissaient d'un texte à l'autre et créaient une fermentation véritable par rapport à laquelle, au retour, les problématiques de l'histoire française paraissaient ternes et habituelles. C'est là un des points forts du livre de Cusset : avoir rappelé que ces lecteurs américains des philosophes français de la génération 68 ont su écouter « ces fulgurances d'il y a trois décennies, étiquetées par l'histoire des idées »(23).
Un autre mérite de cet ouvrage est de souligner les défauts de cette approche : l'inspiration française est devenue « la respiration » française par un processus de citation perpétuelle, de « scansion » sans « explicitation » (104, 234). En histoire, où les chercheurs sont souvent peu attirés par des lectures philosophiques, ce fut particulièrement le cas : des concepts complexes tels qu' « autorité » ou « patriarcat » étaient assénés plus que véritablement intégrés. Les plus grandes réussites de la période auront concerné des sujets qui étaient également portés par l'histoire culturelle des années 60 et 70, l'histoire afro-américaine et l'histoire des femmes, en plein essor, mais qui ont trouvé un deuxième souffle dans cette injection de concepts. Etudiants ou grands penseurs, les Américains sont devenus les « usagers » des textes : en disant cela, Cusset s'inscrit lui-même dans une lecture post-moderne de l'acte de lecture (292) : « La part d' « invention » américaine désigne dès lors l'aptitude à faire dire aux auteurs français ce qu'on en comprend, ou du moins ce qu'on a besoin d'en tirer ».

Ce sentiment de décalage entre une réalité française terne et les bouleversements américains est d'autant plus net, dans les années qui suivent mon retour, en 1989, lorsque se répand en histoire américaine un débat sur l'histoire, récits subjectifs ou science objective, qui n'a presque aucun écho en France. C'est qu'en effet, comme Cusset l'explique bien, les philosophes français ont été captés tout d'abord par la discipline littéraire aux Etats-Unis. Alors qu'en France, leur lecture et leur interprétation relevaient de la philosophie, aux Etats-Unis ils s'épanouissent dans les départements de lettres ; cette appropriation, renforcée des analyses de J. Derrida, conduit à ramener tout texte et toute interprétation au cadre littéraire. En histoire américaine, cela conduit à des clivages et à des ruptures entre anciens et modernes : les anciens, parfois à gauche comme Eugene Genovese, sont des tenants de l'objectivité en histoire : les modernes, du relativisme narratif (88, 93). Mais sur ces débats en histoire, Cusset paraît peu renseigné ou cela lui paraît périphérique. En tout cas, il est clair qu'aux Etats-Unis, dans les années 1980, la subversion, l'imagination, la résistance aux autorités tirent leur inspiration des départements de français. A Duke, on compare les fauteuils confortables du département d'anglais (celui où officie alors Stanley Fish) aux sièges effondrés du département d'histoire, longtemps dominé par les historiens du sud et de l'armée. Les spécialistes d'histoire afro-américaine mènent la guerre à ces derniers, choisissent des bureaux dans un autre coin du campus et soutiennent une jeune collègue qui propose un nouveau champ, les « théories ». En France, pendant ce temps, l'histoire ne connaît pas de tels renouvellements théoriques, à l'image des études cinématographiques dont parle Cusset (95).

La différence persistante entre France et Etats-Unis, si Cusset avait davantage envisagé le cas de l'histoire, aurait été encore plus saisissante. Il n'aurait pu écrire (143) : « Qu'on parle le patois derridien ou le dialecte foucauldien, la chose est entendue, peut-être même mieux qu'elle ne l'a jamais été en France : il n'y a plus désormais de discours de vérité, mais seulement des dispositifs de vérité, transitoires, tactiques, politiques ». Rien de moins accepté en France, rien de plus entendu aux Etats-Unis : même des milieux très traditionalistes sur le plan méthodologique, comme l'histoire des relations internationales, ont remis en cause leurs sources, leurs postulats, leurs angles d'approche. Il n'est que de lire la revue Diplomatic History des années 1990 à 2004 : alors que ce champ était considéré comme ancien, en perte de vitesse, la revue a su publier des numéros entiers sur les Africains-Américains et la politique étrangère des Etats-Unis ; l'environnement et les relations internationales ; récemment son rédacteur en chef s'est rendu au congrès d'American Studies, haut lieu de la theory, pour un rapprochement hautement improbable naguère. (Robert D. Schulzinger, « Diplomatic History and American Studies, » Passport vol. 35:2 (August 2004), 21-23).

L'influence du post-colonialisme sur l'écriture de l'histoire américaine est bien notée par Cusset (155) et là aussi la différence avec l'histoire de France ne saurait être plus saisissante, à l'exception de Nathan Wachtel et même si l'histoire coloniale s'est quand même considérablement développée dans les vingt dernières années. Mais sur ce point encore, il ne faut pas négliger le rôle des historiens radicaux, militants politiques des années 60, influencés par l'histoire culturelle de E. P. Thompson, qui ont réécrit le récit national américain en donnant une place importante aux Noirs, aux Indiens. Dès les années 1980, les manuels universitaires sont rédigés sous leur direction et reprennent cette vision d'un passé contrasté.

Sur les Cultural Studies, Cusset s'attarde peu (145-148), alors que sous ce vocable se réunit une nébuleuse d'origines disciplinaires, touchant aussi bien à la littérature populaire qu'à la littérature classique, au canon relu et corrigé qu'au contre-canon minoritaire ou ethnique. Il lui donne une acception étroite et donc réductrice, voire caricaturale, un peu décevante. Que lui-même remet en question (153) en ajoutant qu'elles « peuvent elles-mêmes avoir pour objet la question identitaire et non plus la pop culture, avec les Black, Chicano ou même French Cultural Studies ». A ce sujet, F. Cusset va dans le sens commun qui consiste à critiquer les CS et toute la «théorie» américaine au motif qu'elles auraient perdu de vue l'argument politique qui sous-tendait le travail des philosophes français.
Certes, en même temps, ce mouvement intellectuel s'est inscrit dans une tradition de combats pour les droits initiés par le Civil Rights movement puis repris par les féministes. Sur les campus, l'ambiance était au « personal is political », peut-être moins hérité de Foucault que des féministes américaines. Mais pourquoi ne serait-il pas « politique » de s'indigner que seuls des Blancs écrivent l'histoire des Noirs, que seuls des hommes prennent des décisions dans les entreprises et les administrations ? Est-ce réduire le politique au symbolique ? (186-188, 200-202). Les limites politiques du mouvement intellectuel américain ne doivent-elles pas être jugées à l'aune des grandes tendances politiques aux Etats-Unis ces 50 dernières années, un éloignement de la question sociale et un fort accent sur la question des droits individuels mais aussi communautaires ?

Le tableau du milieu universitaire est excellent. La description de ce qui en constitue l'originalité en particulier (208) mérite que l'on s'y appesantisse au moment où le milieu universitaire français tombe sous la coupe des critères américains et globaux de recherche et de publication. Les années d'après 1970 sont également celles d'une explosion des postes dans les universités américaines, donc d'une explosion des publications dans un contexte concurrentiel qui se ferme : à partir de la fin des années 1980, peu de recrutements. Un marché problématique sur certains créneaux étroits comme l'histoire américaine : 50% des historiens américains, mais un terrain bien mince en termes de sources et de durée. Parlant de la littérature (235), Cusset signale que les étudiants passent moins de temps à lire les textes qu'à comparer les critiques des textes : il en va ainsi en histoire où la lecture de l'historiographie est au centre du travail, bien plus que la lecture de documents.

Utile et même essentiel, ce rappel de la domination planétaire des modes intellectuels américaines et de ses méthodes : être professionnel, c'est travailler à la manière des Américains. Les auteurs français sont lus par le prisme de leurs interprètes (302-303) ; l'internationale des idées devient l'internationale des campus, dont sont absents les Français.

Catherine Lejeune:

Indéniablement, French Theory donne un socle théorique aux Cultural Studies. Cependant François Cusset, à l'instar d'autres penseurs marxistes, ne manque pas de les critiquer (qu'il qualifie, au passage, de « disciplines abâtardies »).
A mon sens, il réduit un peu trop les CS à l'étude textuelle et stylistique de la pop culture, même s'il reconnaît à l'occasion qu'elles peuvent avoir pour objet d'étude la question identitaire, et non plus la pop culture, comme c'est le cas des African American Studies, des Chicano Studies etc.... En effet les Cultural Studies ont contribué à revitaliser les études ethniques, les études post-coloniales ou encore les plus récentes Subaltern Studies. Il faut mettre ce renouvellement des problématiques identitaires à leur crédit, ce que ne fait pas l'auteur. D'une manière générale, si l'on peut accepter que Cusset se limite à un survol de la question des Cultural Studies même s'il y fait souvent référence, on peut regretter qu'il en sous-estime l'impact et qu'il néglige leurs rapports avec l'histoire, la sociologie, l'anthropologie (disciplines que les Cultural Studies ont soit ébranlées soit renouvelées sur le plan épistémologique).

Pour François Cusset, les seules études ethniques qui valent sont celles qui concernent les Africains-Américains. Elles seules ont acquis leurs lettres de noblesse. « La question afro-américaine », dit-il, « justifiant une étude des ségrégations est un cas à part, plus ancien, plus impératif, chargé d'une plus lourde histoire : de fait, elle relève moins d'une création universitaire que les Chicano, Asian-American, Native-American Studies ou même les Gay/Women Studies ». Nul ne contestera la centralité, la primordialité de la question afro-américaine, mais le survol est là trop rapide, et de ce fait réducteur. Peut-on ainsi mettre tous les groupes ethniques sur le même plan compte tenu de la différence des situations d'un groupe à l'autre, qu'il s'agisse de la nature et de l'ampleur de la discrimination ou de la teneur des combats pour les droits civiques passés et présents ? De surcroît, chacun de ces groupes a eu sa part de réalité ségrégationniste. Il y a donc une histoire raciste et/ou discriminatoire de ces populations dont on ne peut réduire l'étude, contrairement à ce qu'affirme Cusset, au seul besoin d'existence intellectuelle au sein de l'université.


Jean-Paul Rocchi:

Dés le début de French Theory, François Cusset définit l'enjeu d'une étude à la fois riche et synthétique. Il s'agit en fait « [d'] explorer la généalogie politique et intellectuelle, et les effets, jusque chez nous et jusqu'à aujourd'hui, d'un malentendu proprement structural » entre théories françaises et universités américaines (15). C'est l'occasion pour Cusset de se pencher sur les conditions de production de la théorie, du difficile rapport entre émission nationale et réception étrangère dans lequel elle s'inscrit, mais aussi de porter un regard critique sur l'universalisme français et le communautarisme américain. French Theory reflète bien en effet la crispation identitaire française dont est symptomatique la fortune américaine de théoriciens tels que Foucault, Derrida ou Deleuze. Ce sont en effet ceux-là même qui ont le plus radicalement critiqué le monolithisme identitaire et la domination du sujet qui ont eu une reconnaissance transatlantique appuyée.

Bien que l'auteur s'interroge sur le fracture hexagonale entre théorie et sphère politique, son argumentation ne va pas jusqu'à examiner la question complexe d'une identité française souvent réduite avec commodité à celle seule de la citoyenneté. Se dessine alors, sous-jacente à sa thèse d'une différance entre théories françaises et pratiques identitaires américaines, la nostalgie d'un logocentrisme et d'une lecture théorique légitime déclinée sur le double mode du « ce que certes nous ne faisons pas mais que les autres font bien mal »; une nostalgie dont était déjà empreint son précédent ouvrage, Queer Critics, la littérature française déshabillée par ses homos-lecteurs (PUF, 2002), consacré au cadre théorique queer anglo-saxon appliqué à la littérature française.

Ce complexe de la lecture légitime est particulièrement perceptible dans l'analyse de l'utilisation « utilitariste » que les politiques identitaires américaines auraient faite de Derrida, un dévoiement que Christian Delacampagne qualifiait de « malentendu » dans un récent article publié à l'occasion de la mort du philosophe (« Histoire d'une success story », Le Monde, 11.10.04). Une perversion qui procèderait selon Cusset du hiatus entre l'enjeu de la déconstruction, comprise comme critique de la structure, de la connaissance et du rapport entre loi et écriture, et « la très vague définition littéraro-institutionnelle qui prévaut aux Etats-Unis : 'terme dénotant un style de lecture analytique qui tient pour suspect le contenu manifeste des textes' » (121). Plus loin, dans son chapitre consacré aux « Chantiers de la déconstruction », Cusset poursuit sa critique en soulignant que peu de réflexions politiques peuvent se réclamer de Derrida, tant sa pensée, déployée « en deçà du vrai et du faux » s'accommode mal de positionnements tranchés, de choix pratiques arrêtés ou d'engagements effectifs (136-137).

Pourtant, ne peut-on pas se demander si les politiques identitaires à l'université n'ont pas constitué aux États-Unis, plutôt que le supposé dévoiement que Cusset stigmatise, le terreau favorable à l'épanouissement de la pensée de celui qui se décrivait comme « étant en synchronie avec la postcolonialité » (Arte, 13/10/04) et dont la critique de la métaphysique occidentale n'est pas sans lien avec sa propre histoire algérienne ? N'y a-t-il pas dans le développement des départements et programmes d'Etudes afro-américaines aux Etats-Unis une même remise en cause du logocentrisme, de la métaphysique occidentale, et de leur expression américaine à travers la question raciale ? Le hiatus ne semble pas si profond, si tant est que l'on comprenne l'étude des textes comme l'occasion de mettre au jour les liens entre philosophie, histoire et idéologie, une pratique dont la tradition afro-américaine fait tôt l'épreuve à travers la maîtrise de l'écriture par les esclaves. Par ailleurs, et pour ce qui est de l'inadéquation entre la philosophie dérridienne et le politique, l'argument est contredit par Derrida lui-même et notamment dans ses textes « Racism's Last Word » et « But, beyond…(Open Letter to Anne McClintock and Rob Nixon) » qui étudient les discours et l'idéologie du régime de l'apartheid (in Henry Louis Gates, Jr, «Race», Writing and Difference, 1986).

Il est en outre surprenant de considérer que toute « structure d'opposition [étant] irréductible aux référents qu'elle affiche » empêche, si ce n'est de réduire à néant la dite structure, d'y infléchir les rapports d'inégalités. N'est-ce pas ce à quoi W. E. B. Du Bois et Frantz Fanon se sont attelés en rétablissant un sujet noir réaffirmé à la place de l'antithèse de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave, la négation de la négation ?
La philosophie aussi est affaire de politique. A moins que l'on entende par « politique », le seul terrain social, la seule matérialité. Cette conception a cependant déjà montré ses limites. C'est au nom de la seule matérialité que le marxisme, péchant par excès d'idéalisme, a analysé le racisme comme une mystification de la bourgeoisie destinée à diviser la lutte prolétarienne, jugeant a priori que les classes populaires ne pouvaient avoir de préjugés (cf Varet, Racisme et philosophie, essai sur une limite de la pensée, 1973, 352-362).
Le hiatus est-il entre une définition réductrice et l'enjeu ambitieux de la déconstruction, ou en encore entre philosophie et action politique ? Peut-être est-il en fait inhérent au rapport entre théorie et expérience, dans la difficulté de leur ordonnance dans le temps tout comme la description de leur interaction. Ces difficultés peuvent conduire à une lecture partielle voire partiale qui, d'une part fait de l'expérience le lieu et l'occasion d'un asservissement et d'une perversion de la théorie et d'autre part tend à minimiser le poids de l'expérience indigène / communautaire.

C'est ainsi que French Theory présente également la faiblesse d'arrimer les penseurs des identités américaines et les critiques de la différence à une théorie française dont l'influence est postérieure à celle de larges mouvements sociaux de la dissidence et de la marginalité américains. Les Afro-Américains ont-ils attendu Derrida pour « déconstruire » la réalité matérielle et la métaphysique blanche américaine que la ségrégation leur renvoyait au visage ? « On Being Crazy » (1923) de Du Bois, qui s'attache à décrire le lien entre matérialité, langage et idéologie, est en cela un démenti frappant. En outre, lorsque Cusset fustige les départements de littérature américains pour avoir transformé la théorie française en un métadiscours subversif destiné à remettre les sciences en cause plutôt qu'à porter un regard sur le réel (chapitre « Littérature et théorie »), on touche à la limite du cadre interculturel. La distinction occidentale entre théorie / philosophie d'une part et littérature d'autre part est elle pertinente dans le cadre de la tradition afro-américaine pour laquelle la systématisation théorique, fût-elle littéraire, artistique, philosophique ou politique, s'ancre dans l'expérience, une subjectivité réflexive et non dans la connaissance objective du monde ?
C'est là où, de façon assez ironique, French Theory, outre de révéler en creux les crispations actuelles de la scène intellectuelle française, reproduit parfois dans son approche de l'objet américain la même transformation culturelle dont il souligne les travers au sein des universités américaines.
On peut dés lors conclure avec prudence que, pour offrir des éclairages différents et significatifs, l'approche comparatiste ne saurait prétendre à l'exhaustivité.

P. Guerlain:

Le livre n'aborde pas suffisamment le paradoxe entre ce ferment politique de gauche sur les campus et la montée de la droite politique. Les catégories du multiculturalisme, qui découlent en partie de la French Theory, ont d'abord servi à rendre certains groupes et certaines méthodologies visibles et ont donc eu, dans les années 60 et 70, un effet positif indéniable mais elles favorisent aujourd'hui une réduction du politique aux catégories du marketing. Les « market niches » s'accommodent fort bien d'un découpage identitaire, en grande partie ethnique. Le multiculturalisme communautariste a été coopté par l'ultra-droite sans grande difficulté. L'hégémonie de l'ultra-droite américaine sur le champ politique s'accommode fort bien d'une politique de la différence qui ne va pas plus loin que la surface. Un Colin Powell ou une Condolezza Rice au gouvernement et la question du racisme est balayée. La politique de rélégation sociale dont sont victimes les pauvres, tous les pauvres mais les Noirs sont sur-représentés parmi les pauvres, disparaît de l'espace du débat politique derrière des querelles sémantiques, en partie inspirées par les débats universitaires liés aux nouvelles théories. (Lire Loïc Wacquant, Punir les Pauvres, sur ce point). Il ne s'agit pas tellement ici de parler de dépasser le marxisme ou non (il n'y a pas de théorie ou d'horizon indépassables) mais de ne pas rejeter la réflexion en termes de classes sociales et de fonctionnement socio-économique global au profit de logiques communautaires qui desservent toujours les communautés les plus marginalisées. L'université et la French theory ont participé à la déconstruction de tout universalisme, jugé abstrait, français et xénophobe, au profit d'un particularisme qui pourtant renouait avec des racines conservatrices et qui contribue à enfermer les groupes dans leurs appartenances communautaires et à gommer les liens qui peuvent exister entre groupes ethniques différents mais semblables sur le plan socio-économique.
On peut donc se poser la question de savoir si les militants des campus ont vraiment fait de la politique ? Derrida, auteur érudit et multilingue dont les positions politiques sont respectables, était-il un penseur authentiquement politique ? Sa créativité et son intervention ne sont-elles pas d'abord littéraires ? Contrairement à Saïd, il n'a pas de prolongement dans le monde des acteurs de la politique. C'est d'ailleurs à l'université et dans les départements de littérature que Derrida a connu un grand succès, pas ailleurs, notamment dans les départements de philosophie ou de sociologie ou dans l'espace du débat public.

La désignation de French theory isole dans un cadre national ce qui est en fait une construction théorique qui est d'abord américaine et va bien au-delà d'un échange franco-américain puisque certains auteurs indiens, palestinien et américain dans le cas de Saïd, mais aussi britanniques ont joué un rôle dans la dissémination de cette French theory. La réintroduction d'une catégorie nationale a peut-être valeur de symptôme car le postmodernisme a cherché à abolir les frontières et la référence à l'Etat-nation. De même que les théoriciens de la mondialisation dite néo-libérale ont un peu vite enterré les Etats-nations, les postmodernes ont oublié ou marginalisé les références nationales qui font figure ici de retour de refoulé. Dans le cas des Etats-Unis, pays où le nationalisme bien affirmé se vit souvent sur un mode exceptionnaliste et expansionniste, l'abandon de la référence à l'état-nation a des effets d'aveuglement.

Il faut aussi appréhender la question suivante : que fait la théorie ou à quoi sert la théorie ? Pour les artistes et les spécialistes de littérature, la théorie est peut-être une relance de la créativité, en histoire et sciences sociales la théorie peut et même doit interroger l'écriture et les biais d'écriture pour échapper aux tentatives toujours renaissantes du positivisme sans que l'on puisse évacuer la catégorie du réel et donc l'adéquation au réel de la théorie. Les sciences sociales ne peuvent scier la branche du réel sur laquelle elles sont assises, alors que la littérature n'a pas à affronter cette question. Il y a dans la confusion entre les registres théoriques une difficulté particulière car ce qui vaut pour le texte de fiction ne s'applique pas forcément à la sociologie ou à l'histoire.

Le singulier de French Theory pose problème car les divers auteurs abordés par Cusset n'ont pas forcément grand-chose à voir entre eux. Il y a là un effet « rag-bag » qu'il faut aussi comprendre en termes d'enjeux de carrière ou de positionnement dans l'univers de la mode universitaire. Dans un cadre de célébration de la diversité et de la différence, afficher une origine française à un groupe de théories permet de se singulariser et de se démarquer d'un anti-intellectualisme ambiant. Dans de nombreux cas, la théorie est un substitut de religion, quelque chose qui permet de tenir pour des raisons fort personnelles et qui n'ont rien à voir avec les « vérités d'adéquation » dont parle Todorov dans Critique de la critique.


Le livre de Cusset fait le point sur une influence culturelle donnée de façon magistrale mais souvent trop rapide. Ainsi, il aborde des thématiques essentielles sans les traiter (négation du social, 106, dépolitisation par les CS, 149), fait de Chomsky un marxiste orthodoxe (139) ce qui indique qu'il ne connaît rien à Chomsky et aux marxistes orthodoxes mais répète des a priori glanés ici ou là, il ne connaît pas bien l'affaire Sokal et termine par une violence anti-française quelque peu surprenante. Son livre a néanmoins le mérite de signaler de nombreuses apories du passage des idées d'un champ à l'autre (ici on aimerait plus de références à Bourdieu) ou d'un paysage intellectuel national à un autre ainsi que les glissements contradictoires d'un champ intellectuel, celui des CS, d'une origine marxiste britannique à une adaptation américaine qui passe par des théoriciens français en rupture de marxisme. Il y a du « food for thought » pour des penseurs fort éloignés les uns des autres dans ce livre qui doit donc être salué comme un grand moment de remue-méninges.


Thierry Labica:

Pouvait-on s'attendre à ce que les idées de Derrida soient politiques au sens traditionnel du terme ? Quant aux idées françaises, quel que soit le terreau d'accueil aux USA, elles bénéficiaient d'une écoute traditionnelle dans les milieux intellectuels américains, et ce depuis toujours. Le débat intellectuel français, sophistiqué et provocateur, fertilise les autres. En France, en revanche, les années 1980 et 1990 ont été celles du règlement de l'héritage intellectuel du PC, avec le rôle de Furet en particulier : les Français été occupés à autre chose.

Cornelius Crowley:

Quelle est la bonne définition du politique ? La décision ? L'acte d'opposition ? Qu'est-ce qu'une bonne position politique ? Agir ? Penser ? Tout ce travail hypertextualisé est éminemment politique. L'idée d'une autre politique à venir est bien chez Derrida. Il permet de dépasser les oppositions manichéennes, de voir le lien entre l'Amérique et le monde musulman. D'entrevoir un autre engagement.

P. Guerlain :

On ne peut nier une différence entre Derrida et des intellectuels comme Chomsky ou Saïd qui sont impliqués dans la politique du « réel ».

André Kaenel :

Le livre de FC est d'abord un bon livre d'histoire intellectuelle et culturelle comparée. C'est le genre de livre que la plupart de ceux qui, comme moi, enseignent les études américaines en France n'auront aucune peine à reconnaître comme le produit d'une véritable réflexion croisée sur les Etats-Unis. En même temps, comme toute réflexion croisée exercée à partir d'un point précis, en l'occurrence la France, le livre de F. Cusset propose également une réflexion sur nous-mêmes, intellectuels et chercheurs français ou européens, et sur nos pratiques. Le regard à la fois critique et admiratif que porte F. Cusset sur les appropriations et les détournements de la théorie française aux USA se double, dans son avant-dernier chapitre, d'une jérémiade, rhétorique politique bien américaine analysée par Sacvan Bercovitch, sur les résistances et l'hermétisme, de ce côté-ci de l'Atlantique, face au foisonnement théorique issu de ces appropriations et détournements. Le fait que French Theory ne soit cependant pas l'ouvrage d'un américaniste (sauf erreur) mais qu'il éclaire néanmoins les pratiques des enseignants-chercheurs travaillant sur les USA constitue un autre décalage à ajouter à ceux que le livre de F. Cusset éclaire si utilement. En effet, il nous explique qu'il n'y a pas eu de retour de théorie en France pour la French Theory pour des raisons qu'il énumère en fin de volume. Du moins n'y a-t-il pas eu de retour de l'ampleur du transfert vers les USA qui a eu lieu à partir du milieu des années 60.

Toutefois, depuis quelques temps, un retour a lieu, modestement. Outre le livre de F. Cusset, cette journée d'étude en est un exemple. Ce retour s'opère, de façon significative, par le biais de la langue : sans la connaissance de l'anglais de son auteur, le livre de F. Cusset n'aurait pas vu le jour, du moins pas sous une forme aussi complète et réussie ; de même, la plupart de personnes qui interviennent lors de cette journée relèvent de la 11ème section du CNU (nos spécialités sont la littérature, la civilisation, l'histoire, l'anthropologie ou la sociolinguistique) et travaillent sur le domaine nord-américain. La langue anglaise, et les différentes spécialisations qui s'appuient sur elle, forment donc la passerelle première qui permet le retour de la French Theory, son appropriation et ses détournements par l'université française. On peut ici noter que c'était déjà la langue, mais le français cette fois, qui avait permis à l'origine le passage des idées de Derrida et Foucault aux USA, où elles avaient d'abord fait leur chemin dans des départements de français, avant de passer dans des départements d'anglais, puis de littérature comparée (Cusset, 89). Il en allait de même pour le volume Cultural Studies/Etudes culturelles publié aux PUN en début d'année, qui était l'œuvre d'anglicistes au sens large. J'ajoute que la communauté des anglicistes n'a pas le monopole des Cultural Studies, comme en témoignent les travaux effectués en France dans les domaines des études filmiques (cf. G. Sellier et N. Burch) ou dans celui de la sociologie des médias (cf. l'introduction aux CS de Mattelart et Neveu, publié en 2003 à La Découverte, chez le même éditeur que French Theory).

Mais la connaissance de langue anglaise ne permet pas à elle seule d'expliquer les passages, transferts et appropriations de la théorie entre l'Europe et les USA — dans un sens comme dans l'autre. Le livre de François Cusset nous rappelle l'importance capitale des personnes et des institutions dans la transmission des savoirs et des idées. Plutôt que de parler au nom des autres collègues, je mentionnerai ici, au travers de quelques jalons de ma propre histoire intellectuelle, les circonstances dans lesquelles je me suis trouvé à trafiquer avec la théorie dans le cadre de mes recherches sur la littérature et la culture américaines.

Il m'est difficile de traiter séparément les relais institutionnels et personnels. C'est à l'Université de Genève, dans le département d'anglais, vers le milieu des années 1980, que le vent de la French Theory a commencé à souffler sur mes travaux en littérature américaine. Une thèse de doctorat sur la figure de l'auteur dans l'œuvre de Melville m'avait amené a m'intéresser à la manière dont l'espace public américain au milieu du XIXè siècle concevait la figure de l'auteur, comment un discours public (et politique) sur l'auteur se faisait jour dans un contexte de nationalisme culturel exacerbé. Les enseignants du département d'anglais, professeurs ou assistants, comme moi, étaient alors majoritairement anglophones, issus des meilleures universités britanniques et américaines. Les débats sur le canon littéraire qui avaient commencé à agiter Cambridge et Yale trouvaient naturellement un écho dans leurs pratiques pédagogiques, fortement marquées par l'influence de la déconstruction et par l'impact des Cultural Studies en Grande-Bretagne (son impact américain devait se faire sentir quelques années plus tard). C'est un plaisir pour moi que de rendre hommage, pour la première fois publiquement, à ces collègues et passeurs d'exception, parmi lesquels John Higgins, Pete de Bolla, Tom Ferraro, Bill Readings (l'auteur de The University in Ruins, mort dans un accident d'avion il y a tout juste 10 ans). A la faveur de cours parfois assurés en commun, de discussions informelles, de séminaires de type work in progress, et encouragé par la liberté que nous laissait l'institution d'offrir les enseignements de notre choix, mes cours et ma recherche se sont ouverts à certaines des idées alors en vogue aux USA et en Grande-Bretagne. C'est dans ce milieu intellectuel, extrêmement fertile sur les plans personnel et académique, que je me suis tourné vers les travaux de Michel Foucault et de Pierre Bourdieu pour comprendre l'enchevêtrement, dans le champ littéraire américain au XIXè siècle, des discours (juridiques, moraux ou politiques) et des institutions (la question du droit d'auteur, par exemple). Et pour comprendre comment, à l'intérieur de ce champ en mutation, et souvent contre ses règles, Melville construisit sa trajectoire d'écrivain. La théorie française, qui ne s'appelait pas encore ainsi, opérait là, pour moi, un retour dans une contexte cosmopolite francophone, mais non français, après un détour par Cambridge, Oxford, Duke ou Yale.

Yale, justement, où je devais passer une année en tant que chercheur invité en 1988-1989, pour poursuivre mes recherches sur Melville, était alors secouée par l'affaire Paul de Man, à laquelle FC consacre plusieurs pages. Je rappelle ici ces révélations, faites en 1986, selon lesquelles le critique d'origine belge, professeur à Yale jusqu'à sa mort en 1983, avait signé des articles à teneur antisémite dans un journal bruxellois durant la Seconde Guerre mondiale. Il y eut à l'époque un colloque tendu consacré à l'héritage de de Man en présence de ses anciens collègues et amis : nombreux étaient les enseignants et les collègues à voir alors dans l'affaire de Man le début de la fin de la « déconstruction ». Autre souvenir de cette année : le nom « Derrida » écrit en grand à la mousse à raser sur un sentier du campus et dont il ne restait déjà plus qu'une trace à peine lisible.

En quittant il y a une dizaine d'années l'Université de Genève pour l'Education nationale, la Suisse pour l'Europe, c'est un autre déplacement que j'ai opéré, d'une réflexion centrée sur la littérature américaine à une autre sur un objet que je découvrais alors, la « civilisation ». Ce champ non disciplinaire qu'on disait transdisciplinaire, reposait (repose ?) sur des fondements positivistes étroits et envisageait l'étude de la civilisation britannique ou américaine dans une optique principalement entomologique (il s'agissait d'épingler le système politique, les institutions, la population, l'immigration, etc.) — d'où la réflexion sur le champ lui-même était absente. Ceci alors que les Etudes américaines aux USA étaient en train de prendre un tournant théorique sous les coups de butoir des « Nouveaux américanistes » (New Americanists). Autour de la figure de Donald Pease, ces nouveaux américanistes insufflaient à un champ jusqu'alors hostile à la théorie et historiquement centré sur la nation américaine, un parfum continental, dont le canal privilégié était Althusser et la critique idéologique. Certains de leurs textes, d'un abord souvent difficile, ont nourri ma réflexion sur l'exportation culturelle américaine à l'époque de la Guerre froide, dont participaient d'ailleurs l'encouragement en Europe des American Studies dès la fin des années quarante. D'autres projets de recherche, en cours ou en veilleuse, sur le cinéma américain se sont nourris de travaux dans la mouvance des Cultural Studies américains sur l'identité nationale et post-nationale dans un contexte de mondialisation, ou sur la réception des produits culturels (e.g. sur l'apocalypse nucléaire dans le cinéma de la Guerre froide, sur l'image du pouvoir et de la Présidence américaine, ou sur le « siècle américain au cinéma entre Pearl Harbor et le 11 septembre »).

A chacune de ces étapes du parcours (Melville, l'exportation des études américaines ou le cinéma) la théorie, qu'elle soit française ou non, a fait partie de ma boîte à outil. Si je n'étais pas si maladroit avec le marteau ou l'équerre, je revendiquerais volontiers la définition que donnait Laurence Grossberg des Cultural Studies comme « bricolage ». En tous les cas, ma démarche intellectuelle doit beaucoup aux déplacements, aux décrochages et aux décalages qu'analyse si bien F. Cusset dans son livre. Les CS, en particulier, me paraissent fournir un ensemble de textes, de protocoles intellectuels, de démarches, et de concepts fertiles pour penser une pratique d'enseignant et de chercheur en « civilisation » américaine dans le contexte institutionnel précis de l'Université française. Ce qui ne revient pas à dire que tout est bon à prendre dans les CS (cerner ce « tout » me paraît d'ailleurs difficile). Les dérives textualistes relevées par F. Cusset sont réelles (ce que Mattelart et Neveu appellent dans l'un des sous-titres de leur livre le « théoricisme chic et choc comme ersatz d'engagement »). En même temps, la vitalité du champ des CS, son bouillonnement et les possibilités de croisements qu'il ouvre en font un outil utile pour fendiller la gangue positiviste des études de « civilisation »).

Dans un essai institulé «Traveling Theory,» repris dans The World, the Text, and the Critic (1983), Edward Saïd analyse les convergences et les divergences entre les idées de Georg Lukacs, Lucien Goldman et Raymond Williams. Il y défend une vision de la théorie comme un projet nécessairement partiel, incomplet. La théorie est selon lui inévitablement affaire de transfert, de voyage et d'emprunt. Et Saïd d'ajouter : « Car nous sommes obligés d'emprunter si nous voulons échapper aux contraintes de notre environnement intellectuel immédiat » (241). C'est l'enseignement principal que je tirerais de l'ébauche de biographie intellectuelle que j'ai esquissé ici aujourd'hui. C'est aussi, me semble-t-il, celui qu'on peut tirer des pérégrinations de la théorie française analysées par FC.

Guillaume Marche :

Il s'agit d'un livre très érudit, qui situe de manière utile la genèse en France et le devenir aux Etats-Unis de la « French Theory ». L'auteur fait une sociologie des savoirs — notamment philosophiques — et de la vie universitaire américaine très convaincante. Mais son traitement des références sociologiques l'est moins : il va trop vite en besogne pour réduire « la » sociologie américaine à un « héritage positiviste » (106). Le chapitre 13 et la conclusion donnent néanmoins à réfléchir sur la dichotomie texte/société, dont certains usages de la « French Theory » cherchent à dépasser le caractère bloquant. Dans les pages 343 et suivantes, Cusset formule même les termes d'un dépassement indispensable de la dichotomie universalisme/différentialisme, qui tend à assimiler — à tort — différentialisme, essentialisme et séparatisme. Se pose in fine la question de l'usage de la théorie : c'est surtout selon qu'elle est descriptive ou prescriptive qu'elle s'avère en phase ou en décalage avec le terrain et l'expérience des acteurs : là se situe, par exemple, l'un des écueils de la théorie queer, qui a tendance à traiter les mobilisations sur le terrain comme si elles étaient, pour ainsi dire, en retard sur la théorie (164-167). D'autres auteurs se proposent plutôt de rendre compte des mobilisations fondées sur l'expérience afin d'en explorer le sens tout en les accompagnant (cf. Kath Weston. Long Slow Burn : Sexuality and Social Science. Routledge 1998).

Marc Deneire :

Avoir vécu sur différents campus américains de 1986 à 1998, c'est avoir participé à une immense conversation, un aller-retour entre les contacts personnels et les textes. D'une université à l'autre, d'un département à l'autre, des références communes (comme Michel de Certeau), qui n'étaient d'ailleurs pas seulement françaises (Habermas en faisait partie). A la fin des années 1980, c'était la fin du New Criticism et la découverte de Derrida a permis un renouvellement autour de la déconstruction. La théorie a permis de se positionner dans le cadre d'une pratique discursive, et également de « s'éclater », se faire plaisir et éclater les points de vue, les identités. Pour ceux qui ont eu cette expérience américaine, tout retour en France est difficile : l'anti-multiculturalisme est dominant. Autre différence : si les universitaires et intellectuels américains sont séparés de leur base, ils sont au moins unis dans leur communauté par cette conversation.

Cornelius Crowley :

Les années 1980 ont vu en France la non-rencontre de cette théorie française, de la réflexion politique telle que Derrida et Foucault avaient pu l'imaginer, et de la gauche enfin au pouvoir.

P-Guerlain et T. Labica s'interrogent pour finir sur ce paysage intellectuel et universitaire français depuis les années 1980, champ occupé également par Lacan en matière de mode intellectuelle dans les années 70 ou Bourdieu (dont Cusset parle peu). La mode ne laisse pas forcément toujours de la place à tous les penseurs importants et parfois met en lumière des penseurs plus médiatiques ou flamboyants que profonds. Bourdieu est finalement peut-être plus important sur le plan scientifiques que d'autres qui ont eu plus de succès à un moment donné sur les campus américains.

Indications bibliographiques:

CHAMOISEAU, Patrick. Ecrire en pays dominé. Paris : Gallimard, 1997.

CUSSET, François. French Theory, Foucault, Derrida, Deleuze et Cie et les mutations de la vie intellectuelle aux Etats-Unis. Paris : La Découverte, 2003.

CUSSET, François. Queer Critics, la littérature française déshabillée par ses homos-lecteurs. Paris : PUF, 2002.

DU BOIS, W. E. B., « On Being Crazy » in Nathan Huggins (ed.), Du Bois, Writings. New York : The Library of America, 1986.

DERRIDA, Jacques, « But, beyond…(Open Letter to Anne McClintock and Rob Nixon) » in Henry Louis, Gates, Jr (ed.), « Race », Writing, and Difference. Chicago : The University of Chicago Press, 1986.

DERRIDA, Jacques, « Racism's Last Word » in Henry Louis, Gates, Jr (ed.), « Race », Writing, and Difference. Chicago : The University of Chicago Press, 1986.

DUBOIS, Laurent, « Republic at Sea » in Transition, n° 79.

EAGLETON, Terry. After Theory. New York : Basic Books, 2003.

FANON, Frantz. Peau noire, masques blancs. Paris : Le Seuil, 1952.

GROSSBERG, Lawrence, Cary NELSON, and Paula A. TREICHLER (eds.). Cultural Studies. London : Routledge, 1992.

GUERLAIN, Pierre, « Affaire Sokal : Swift sociologue ; les cultural studies entre jargon, mystification et recherche », Annales du Monde Anglophone, N° 9 (1er semestre 1999), 141-160.

Iris n° 26, SELLIER, Geneviève (dir.), « Cultural Studies, Gender Studies et études filmiques ». Paris, 1998.

KAENEL, André, Catherine LEJEUNE et Marie-Jeanne ROSSIGNOL. Cultural Studies. Etudes Culturelles. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 2003. Sur ce livre voir également dans TransatlanticA le compte-rendu de Pierre Guerlain :
http://etudes.americaines.free.fr/TRANSATLANTICA/CR/kaenel_lejeune_rossignol.html
La bibliographie de cet ouvrage est étendue et pédagogique.

KAENEL, André. 'Words are Things': Herman Melville and the Invention of Authorship in Nineteenth-Century America. Berne : Peter Lang, 1992.

MATTELART, Armand et Erik NEVEU. Introduction aux Cultural Studies. Paris : La Découverte, 2003

PEASE, Donald E. (ed.), « New Americanists : Revisionist Interventions into the Canon, » Boundary 2 :17 (Spring 1990) & « New Americanists 2: National Identities and Postnational Narratives,» Boundary 2:19 (Spring 1992).

READINGS, Bill. The University in Ruins. Cambridge : Harvard UP, 1996.

SAID, Edward. The World, the Text, and the Critic. New York : Columbia UP, 1982.

TODOROV, Tzvetan. Critique de la critique, Un roman d'apprentissage. Paris : Seuil, 1984.

VARET, Gilbert. Racisme et philosophie. Essai sur une limite de la pensée. Paris : Denoël, 1973.

WACQUANT, Loïc. Punir les pauvres. Marseille : Agone, 2004.

WESTON, Kath. Long Slow Burn : Sexuality and Social Science. Londres : Routledge 1998.

WRIGHT, Michelle, M.. Becoming Black. Creating Identity in the African Diaspora. Durham : Duke University Press, 2004.

A consulter également la revue publiée par Routledge Cultural Studies :
http://www.unc.edu/depts/cultstud/journal

ou l'International Journal of Cultural Studies publié par Sage :
http://ics.sagepub.com

et un site recensant les liens possibles vers des sites de Cultural Studies :
http://www.blackwellpublishing.com/Cultural/Default.asp

et chez Duke UP une revue féministe de Cultural Studies :
http://muse.jhu.edu/journals/differences