de ......
à ......
L'Amérique à la lettre Géraldine Chouard |
comme Bricolage
comme Corps
"Il y a plus de raison dans ton corps que dans l'essence même de
la sagesse", déclarait Nietzsche dans Zarathoustra. Welty
donne raison au corps, y puise la dynamique de sa production créatrice.
L'oeuvre de Welty s'élabore, se déploie autour du corps, dont
elle décline les effets et les affects: en retour, le corps travaille
le corpus, lui donne sa substance et sa chair. Traversé
d'énergies
et de forces, il connaît désordres et bouleversements, et
se présente comme le lieu d'expériences fondatrices au cours
desquelles surgissent visions et révélations. Welty promeut
ainsi une véritable philosophie du corps, au sens où le corps
constitue un monde en soi, le premier système de
référence,
et en dernier lieu, le seul qui vaille.
Lieux de diverses pulsions et transactions, mobiles ou pétrifiés, jubilatoires ou monstrueux, les corps weltiens oscillent entre jouissance et souffrance. Du registre euphorique du désir dont ils connaissent le délice et le trouble, jusqu'à la jouissance, ils peuvent basculer dans le dysphorique, menacés de difformité, de dysfonctionnement ou d'entropie, jusqu'à la déchéance. Entre désir et désastre, chez Welty, le corps s'expose, au sens photographique du terme, mais aussi au sens où il se présente et se risque. La dimension humoristique n'est jamais absente de cette représentation des corps: du clin d'oeil ironique à la farce grotesque, en passant par les registres de la parodie, le rire agite les corps weltiens et donne à sa fiction le grain particulier de sa verve comique. Pour chacun de ces registres, une myriade de corps weltiens viennent à l'esprit. En matière de désir, on pense au délicat vertige qui se dégage de cette nouvelle écrite à fleur de peau, "A Memory" (A Curtain of Green) dont l'héroïne (anonyme) tente fébrilement de retrouver en elle le souvenir exquis du frôlement de poignet de ce jeune garçon qui l'avait autrefois remplie d'extase. Mais en vain. La sensation est bel et bien passée, il n'en reste que le désir, sur le mode du manque. Au bord de l'eau, elle doit faire face au spectacle affligeant de cette famille venue s'installer auprès d'elle dont les corps lourds et bruyants déclinent les figures du vulgaire et interdisent le moindre repli mental où elle pourrait trouver refuge. Parmi les corps radieux qui occupent l'espace weltien, s'impose avec force celui de cette joconde noire aux pieds nus accoudée à la balustrade d'une terrasse, désarmante et presque désinvolte dans la moiteur d'une fin de journée dans le Mississippi et dont le sourire diffuse, en point d'orgue, le plus glorieux éclat (One Time, One Place 31; reprise en page de couverture de Photographs). Si ce sont surtout les femmes qui donnent au corpus weltien sa chair épanouie (comme le corps de Virgie Rainey, dans The Golden Apples, offert sans retenue au déluge des éléments après l'enterrement de sa mère), il est un homme (au moins un) qui fait exception à la règle: c'est George Fairchild dans Delta Wedding, dont le charme si sûr exerce autour de lui une puissante fascination. Homme mûr, marié (à la flamboyante Robbie) mais libre (il cède à la tentation d'une brève histoire extra-conjugale), George propage de sa présence forte et enivrante le flux du désir, qui gorge le texte de certains moments d'une exceptionnelle densité sensuelle. Les corps désastreux s'affichent aussi de façon spectaculaire : c'est le cas de la tragique Clytie, qui se suicide dans un tonneau et que la servante Lethy retrouve morte (létale) au fond du jardin: "with her poor ladylike black-stockinged legs up-ended and hung apart like a pair of tongs" (CS 90). L'oeuvre de fiction se referme sur le corps agonisant du juge McKelva, dans The Optimist's Daughter, avant l'indistinction de la mort, déshonorante et abjecte, que la pompe funèbre tente de travestir, mais qui par là-même en réaffirme l'irréductible obscénité. Dans l'oeuvre photographique de Welty, les corps s'exposent, avec un superbe panache, même (surtout) en période d'épreuve, telle cette femme, "the woman in the buttoned sweater" (ES 353) en première page de One Time, One Place, qui en est la figure de proue. Welty aime à photographier des femmes et des hommes dans la pleine maîtrise de leur fonction, qu'il s'agisse de la sage-femme, prenant la pose de l'enfant qu'on présente à sa mère (Photographs 6. "Born in This Hand"/ Jackson/ 1940), de l'infirmière fièrement plantée devant chez elle dans son uniforme (Photographs 7. "Nurse at Home"/ Jackson/ 1930s), de cette institutrice noire toute vêtue de blanc, posant debout, de trois-quarts, la main dignement posée sur la hanche (Photographs 4. "Schoolteacher on Friday afternoon"/ Jackson/ 1930s). Enfin, les corps weltiens donnent aussi parfois le coeur à rire. Le regard de Welty se pose sur les pancartes des attractions foraines, qui attirent le chaland avec la promesse de spectacles extravagants et même monstrueux, qui renouent avec la tradition grotesque du Sud (illustrée ailleurs par "Keela, the Outcast Indian Maiden" dans A Curtain of Green) (Voir "K comme Keela"). L'univers forain est peuplé de créatures amphibies, comme cette femme à tête de mulet (Photographs 136. "Mule Face Woman") ou cette vache à visage humain (Photographs 132. "Cow with a Human Face") une certaine Junie qui aurait pu aussi s'appeler Janus. Les deux font la paire. A cette troupe extravagante viennent s'ajouter d'autres curiosités vivantes, telles que cette femme sans tête (Photographs 133. "Headless Girl"), ce contorsionniste vrillé sur lui-même (Photographs 135. "Twisto Rubbber Man"), ou encore ce "Two bodies 8 legs" (Photographs 134) étrange créature composée de deux veaux siamois méritant sans doute les qualificatifs "wonderful" et "amazing" flanqués de part et d'autre de l'image qui annonce la rareté anatomique en question. |
comme Delta
comme Engagement
comme
Fruit
comme Grossesse
Etat "intéressant" s'il en est, la grossesse ne se porte pas très
bien chez Welty. Les femmes enceintes connaissent rarement
l'épanouissement
de la maternité à venir. On se demande pourquoi. Impossible
bien sûr de trouver une réponse globale à cette question,
qui exige d'être envisagée cas par cas. Car si depuis la
genèse
du monde, toute grossesse s'inscrit dans le cycle éternel de la
répétition (de la reproduction), l'événement
reste toujours, dans sa singularité même, extra-ordinaire.
Welty a pris la mesure de ce phénomène d'une étrange
densité et déployé le paradigme de la grossesse en
un réseau de figures d'une forte prégnance
emblématique.
Comme pour tant de sujets importants, One Writer's Beginnings, texte-matrice de l'oeuvre weltienne, retrace les données personnelles qui permettent de comprendre la charge imaginaire qui s'attache à leur vérité. Pour évoquer son passé généalogique, Eudora Welty accompagne son texte d'une quinzaine de photographies extraites de l'album familial et choisit de présenter sa grand-mère, Eudora Carden Andrews, enceinte. La très jeune femme au visage ovale pose dans une belle robe dont le plastron est richement garni de passementerie (dentelle, broderies et rubans), porte une fleur dans les cheveux et regarde fixement l'objectif. Rien en réalité ne laisse deviner son état, si ce n'est la pose de ses mains croisées sous la poitrine : She told her daughter Chessie years later that she was objecting to his [her husband's] taking this picture because she was pregnant at the time, and the poseóthe crossed hands on the back of a chairóhad been to hide that. (With my mother herself, I wondered, her first child?) (OWB 49)Pour reprendre la teminologie de Barthes dans La Chambre claire, la pose relève ici du studium (qui désigne l'intérêt historique et culturel de la photographie), puisqu'elle renvoie à la société sudiste de la fin du dix-neuvième (la photo date de "c. 1882") où la grossesse est alors un état intime que les femmes, par pudeur, cherchent à cacher. Le champ du studium est traversé d'un punctum, détail qui "point" et "poigne" (49) et qui n'est autre ici que ce geste vertueux des mains révélant ce qu'elles tentent de dissimuler. Mais au-delà de l'image, le point véritablement sensible de l'épisode est contenu dans la remarque formulée dans la parenthèse, au détour de laquelle la petite-fille s'interroge de savoir si sa grand-mère était alors enceinte de sa mère Chestina, son premier enfant, ou d'un autre (elle en aura six : une fille, puis cinq garçons). Ce qui est, pour Welty, une manière d'affronter empiriquement la question de sa propre existence et de son identité. Si la grand-mère portait à cette époque la mère, alors implicitement, elle portait aussi, lovée dans sa chair, à une génération d'intervalle, la (petite-)fille. De manière significative, le déchiffrement de ce cliché par Eudora Welty, un siècle plus tard, s'accompagne d'une telle projection fantasmatique, qui "retourne la lettre même du Temps" dans "un mouvement proprement révulsif" que Barthes nomme pour finir "l'extase photographique"(183). En écho à cette scène renversante, One Writer's Beginnings offre un autre passage centré autour de la grossesse (de la mère cette fois) qui donne à la question de l'origine une dimension tragique. Il s'agit d'un épisode fortement culpabilisé où Eudora enfant découvre parmi les effets de sa mère un petite boîte contenant deux pièces de monnaie, enveloppées dans de la ouate, qu'elle s'empresse de vouloir dépenser. La mère s'en émeut vivement et lui révèle alors le terrible secret de famille de ce frère né avant elle et mort peu de temps après sa naissance: "he was a fine baby, my first baby, and he shouldn't have died. But he did" (OWB 17). Les pièces en question avaient été placées sur les paupières de l'enfant, une fois son décès déclaré, selon la tradition de l'époque. Outre l'étrangeté de la pratique, qui la trouble, Eudora saisit ce scandale absolu du retour aux ténèbres de l'enfant auquel sa mère avait donné la vie et dont elle portera à jamais le deuil inconsolé: She'd told me the wrong secretónot how babies could come but how they could die, how they could be forgotten about.Secret originaire, secret des origines, l'événement traumatique se manifeste par un effet déstructurant chez la mère habitée par la présence-absence de cet enfant disparu, mais aussi chez la fille, qui lui a succédé sans jamais pouvoir le remplacer. Cette dimension diachronique du vide, qui se rapporte non pas à l'histoire individuelle mais à l'histoire généalogique qui l'a précédée relève de ce que Nicolas Abraham et Maria Torok ont qualifié de "fantôme", mort-vivant conservé dans l'espace psychique d'un sujet dont le travail de "déliaison" peut faire l'objet de transfert généalogique entre inconscients (L'Ecorce et le noyau). Dans un tel contexte, il n'est pas impossible de penser que Eudora Welty ait "choisi" la voie de l'écriture pour ne pas avoir à affronter elle-même le danger propre à l'enfantement, et au-delà, pour ne pas imposer à sa mère, à travers elle, le risque de la réitération d'une séquence malheureuse du passé. N'ayant jamais pu effacer la trace irréductible de la perte du premier enfant, Eudora Welty est peut-être devenue écrivain pour réparer sa mère, suturer sa déchirure première dans l'entrelacs de ses mots, la reprendre en charge dans le giron de son oeuvre. Ecrire, c'était aussi le moyen de s'inventer un réseau de relations d'une insurpassable fécondité sans jamais avoir à rompre le cordon ombilical. D'une allégeance filiale hors du commun, Welty est toujours restée à la maison, pour faire plaisir à sa mère, ou plutôt pour ne pas lui faire de peine: "she was relieved when I chose to be a writer of stories, for she thought writing was safe"(OWB 39). De la pauvre Clytie à Laurel, la femme active accomplie, en passant par Sister, Miss Eckhart (The Golden Apples), les tantes Primrose et Jim Allen (Delta Wedding), sans oublier les diverses institutrices, personnages forts de la communauté sudiste (on pense notamment à Miss Julia dans Losing Battles), l'oeuvre regorge de femmes qui, pour une raison ou une autre, n'ont pas d'enfant. N'en ont jamais eu, n'en auront jamais. Celles qui vivent seules et qu'on n'hésite pas à appeller les "old maids". Loin d'être excentrées, elles occupent une place de premier plan dans la vie familiale et sociale du groupe auquel elles appartiennent, tenant des discours (plus ou moins autorisés) sur les affects et les engagements des uns et des autres, n'hésitant pas à prendre part, et souvent une part active, à la grossesse de leurs súurs, belles-súurs, tantes, cousines, amies ou voisines. De la conception à l'accouchement, c'est là une affaire qui intéresse toutes les femmes (qu'elles soient elles-mêmes génitrices ou non). A Morgana, la grossesse de Miss Snowdie McLain dans The Golden Apples est un sujet de première importance pour son entourage, alors même que son mari, le redoutable King McLain, a déserté le foyer conjugal, sans doute dérouté par la (double) paternité à venir. La question qu'on se pose, en privé mais aussi en public, est de savoir quel sort génétique serait réservé à une naissance gémellaire chez cette femme albinos. La réponse est explicite: "Snowdie had two little boys and neither one albino" (CS 267). Des jumeaux qui sont l'un comme l'autre le portrait craché de leur père indigne, et que Snowdie choisit de baptiser Lucius Randall et Eugene Hudson, reprenant pour ses fils les prénoms de son père et de son grand-père. Qu'ils ne plaisent guère au père des enfants, peu lui importe, il n'avait qu'à être là. Si d'une manière générale, les femmes assument (tant bien que mal) leur gravidité, ce sont les hommes qui, chez Welty, en éprouvent souvent la gravité. Centré autour du thème de la grossesse, "Flowers for Marjorie" (A Curtain of Green) oppose Howard à Marjorie, qui porte son enfant. Certes, les circonstances ne sont guère favorables à l'épanouissement du couple: en cette période de crise qui frappe New York, Howard est au chomâge, et aucune perspective d'embauche ne se présente à l'horizon. Le voilà condamné à errer dans la ville, à faire le tour de Columbus Circle, alors que sa femme, enceinte de six mois, reste au foyer, absorbée par la ronde torpeur de la maternité à venir. Entrée dans le cycle de la reproduction, sa chair en connaît les rythmes et les raisons, selon une progression inexorable qui, paradoxalement, la soustrait au temps : "Nothing can stop me from having a baby" (CS 100) dit-elle, les yeux embués de larmes, à son mari qui exige qu'elle lui redise une fois encore la date prévue du terme de sa grossesse. Qu'on en finisse avec ces poses, ces postures, cette imposture. (Synonyme d'arrêt des échanges et du flux, la grossesse de Marjorie rappelle celle d'une autre héroïne de la littérature du Sud, Charlotte Rittenmeyer, qui dans The Wild Palms, de Faulkner, avait elle aussi connu à cette occasion les affres du conflit conjugal). Dans le texte weltien, le télescopage de ces deux temporalités aux antipodes connaît de tragiques conséquences: exaspéré par la plénitude indissoluble de ce corps fécond, ressentie comme une forme d'arrogance, Howard, pris d'une pulsion fatale, se saisit d'un couteau qu'il lui plante dans le sein, une partie anatomique (presque) aussi symbolique que le ventre matriciel où se niche le fútus. Marjorie succombe immédiatement à cet assaut barbare. Ainsi se termine une affaire qui, depuis son origine, avait laissé Howard en souffrance: "Her fullness seemed never to have touched his body" (CS 101). Après ce (double) crime sanglant, il reprend son errance dans la ville, et à la hauteur de la 6ème avenue, son regard s'arrête sur une vitrine où figurent des images de l'Immaculée Conception. Désignant, sous la forme du simulacre, c'est-à-dire du fantasme, l'icône même de son désir, la Vierge Marie, ou Virgin Mary, qui n'est sans doute que l'autre nom de Marjorie. "A Wide Net", c'est encore une autre histoire. De grossesse et de discorde. Dès la phrase d'ouverture, on apprend que la jeune Hazel attend un enfant. Jusque-là, l'intrigue est faible. Mais elle rebondit très vite. Quelques lignes plus bas en effet, son mari, William Wallace, de retour d'une (énième) virée nocturne, trouve sur la table de la cuisine un billet signé de la main de la future parturiente, qui laisse entendre qu'elle est partie se noyer dans la rivière voisine. L'inconstance de son époux lui était devenue insupportable. La grossesse rend les femmes bien vulnérables, pense alors l'époux infidèle, qui repart aussitôt chercher du renfort (les mêmes compagnons de beuverie de la veille) pour draguer le cours d'eau. Le déploiement de ce "grand filet" d'une berge à l'autre de la rivière Pearl, où s'est perdue la jeune innocente, devient l'occasion de débattre, entre hommes exclusivement, des motivations susceptibles d'avoir conduit Hazel à un geste pareil. Empruntant au registre du pragmatisme pur et dur (au bricolage) plus qu'à celui de la psychologie féminine, l'extravagante équipée de ces gaillards à la recherche du cadavre censé se trouver au fond de l'eau prend des allures burlesques qui désamorcent à plus d'un titre la gravité de la situation. Et la chute de la nouvelle revèle que toute cette histoire n'était en fait qu'une farce: Hazel n'avait en réalité jamais quitté la maison. Elle avait joué ce tour pendable à son mari pour le faire revenir à elle, dans les rêts de la domesticité conjugale. Grossesse oblige. Alors qu'il lui fait promettre qu'elle ne recommencera plus, elle réplique avec désinvolture : "I will do it again if I get ready [ ]. Next time it will be different" (CS 188). Les femmes enceintes ont plus d'un tour dans leur sac. Le sujet est d'une fécondité inépuisable. Et il faudrait, pour rendre compte de tous ses enjeux, organiques, symboliques ou anecdotiques, envisager encore l'escamotage suspect de la grossesse de Stella, la súur prodigue de "Why I Live at the P.O." (voir "S comme Sister"), les commérages que suscite l'annonce de la grossesse d'une cliente, au salon de coiffure de Miss Leota Fletcher ("Petrified Man") ou encore la grossesse-surprise de Gloria Renfro (Losing Battles), une expérience vécue comme une preuve d'amour permettant d'attendre plus sereinement le retour de prison de Jack (le père de l'enfant) mais aussi une "crise narcissique", pour reprendre ici une formule d'Eugénie Lemoine-Luccioni, un repli autarcique dont Welty dévoile les risques et périls. Il ne faut bien sûr pas oublier que Welty évoque une époque où les grossesses font partie des événements "naturels". Comme en témoigne la neuvième grossesse d'Ellen Fairchild (Delta Wedding) alors que sa cadette, Dabney, se prépare à convoler en justes noces. Véritable emblème de la féminité, Ellen est sans doute la femme enceinte la plus accomplie de l'oeuvre de Welty. "Mother-earth" comme dit l'anglais, maîtresse de la plantation, Ellen est chez elle à Shellmound, accordée aux rythmes de la vie du Delta : The repeating fields, the repeating cycles of season, and her own lifeóthere was something in the monotony itself that was beautiful, rewardingóperhaps to what was womanly within her. (DW 240)Tout est dans ce "within" qui dit son adhésion intérieure à l'ordre immuable de la répétition qu'elle vit dans son corps-réceptacle. Si par recouvrements successifs, elle se sent mère du monde entier, "mother of them all" (10), "like a mother to the world" (70), son état se dédouble, ou la dédouble, en de profonds clivages. La conscience assaillie des questions que se pose toute future parturiente, Ellen, "with child once more" (22) s'interroge sur le monde à venir, auquel elle va livrer cet enfant (qui n'est d'ailleurs peut-être pas le dernier) : "sometimes now the whole world seemed rampant, running away from her, and she would always be carrying another child to bring into it" (78). Temps de partage et de clivage, la gestation d'Ellen est métaphorique de la rencontre de l'idéal et du reél, ou encore du mythe et du temps (rejoignant ainsi la dialectique centrale du roman). Car le propre de toute grossesse est de finir par rentrer dans l'histoire. |
comme Haïku
To part a curtain
That invisible shadow That falls between people. |
comme Incendie
Catastrophe naturelle, geste criminel ou acte de guerre, l'oeuvre de Welty
s'embrase ici et là, provoquant de considérables
dégâts.
Le premier feu qui se déclare, l'incendie-étalon en quelque
sorte, c'est celui qui s'était propagé au foyer de la mère
d'Eudora, alors qu'elle était enfant. Le drame est évoqué
en un acte unique, d'une bravoure remarquable: Mrs Welty raconte ainsi
à sa fille que, pendant l'incendie, elle était retournée
dans sa chambre pour sauver des flammes l'oeuvre complète de Dickens,
son bien le plus précieux (One Writer's Beginnings 19). La
passion du texte relève dans la famille d'un atavisme ardent.
Ce qu'il y a de terrifiant dans le feu, c'est qu'il anéantit l'histoire et calcine la mémoire. Rien ne lui résiste, rien ne lui subsiste. Dans The Golden Apples, Miss Eckhart revient sur les lieux de son passé, la maison où elle vivait autrefois (de, par, pour la musique) et dont elle fut un jour délogée, pour son plus grand désespoir. Prise d'une pulsion incendiaire (et suicidaire), elle décide de mettre le feu aux poudres, pour en finir avec le souvenir exquis des leçons de piano qui avaient été la pointe incandescente de sa destinée. Cet acte de pyromanie dit toute la détresse d'une femme dont le foyer est vide (sa vieille mère s'est éteinte) et la flamme morte (ses élèves sont parties) mais dont la blessure est restée à vif. L'incendie, qui visait à mettre un terme à cette vie ratée, est lui-même un échec. Le feu est maîtrisé et tandis qu'on s'affaire à éteindre les dernières braises, la pauvre femme (dont les cheveux ont brûlé) est conduite à l'asile de Jackson, sous le regard de Virgie, son élève prodige, celle qui jouait tout feu tout flamme Für Elise, mais qui désormais ne peut plus rien pour elle. Entre les deux femmes, une ligne de partage a été tracée à tout jamais. L'incendie, c'est aussi l'autre nom de l'irréversible : Danke schoen...That was out in the open. Gratitude-like rescue-was simply no more. It was only past; it was outworn and cast away. Both Miss Eckhart and Virgie Rainey were human beings terribly at large, roaming on the face of the earth. And there were others of them-human beings, roaming like lost beasts. (CS 330)Dissipé, volatilisé, le lien intense qui avait autrefois uni Miss Eckhart et Virgie Rainey n'est plus qu'un souffle inchoatif, une chimère. Sans feu ni lieu, sans foi ni loi. Placé sous le signe de la fulgurance et de la combustion, "June Recital" expire dans les ténèbres de la mélancolie. Mais au moment où le récit s'achève, en guise de coda, rejaillit soudain dans la mémoire de Virgie ce vers de Yeats, "Because a fire that was in my head" (extrait de "The Song of the Wandering Ængus"), qui illumine une dernière fois sa conscience du souvenir de leur (flamboyante) histoire ancienne. Par une diffusion glorieuse, s'opère alors la résurrection mémorielle du récital de piano qui, par un beau soir de juin, avait autrefois consacré le triomphe du professeur et de son élève. Une scène dont l'éclat épiphanique continue de darder ses rayons dorés et de prodiguer son extraordinaire ferveur. Mais l'incendie le plus dévastateur de l'oeuvre weltienne, celui qui laisse le plus de traces, "The Burning", c'est celui qui donne son nom à cette nouvelle de 1955, et qui constitue, à plusieurs titres, l'un des textes-phares de la prose weltienne. Dans cette histoire d'une furieuse brutalité, la guerre civile fait des ravages : viols, pillages, incendie. La soldatesque du général Sherman n'épargne rien ni personne. Le récit s'achève sur le double suicide par pendaison des deux súurs Myra et Theo, la mort de Phinney (fini), l'enfant de l'esclave brûlé dans l'incendie, tandis que la maison de planteurs n'est plus qu'un tas de cendres, comme l'est également la ville de Jackson. Mais loin de céder à la grandiloquence dramatique, l'écriture précise et contrôlée de Welty suggère la violence sans jamais la nommer, dit toute la vérité, mais "de biais", de travers (voir "O comme Oblique"), ou plutôt à l'envers, à travers d'éblouissants jeux de reflets. C'est dans la surface polie de la glace vénitienne placée au-dessus de la cheminée du salon que se déroulent les premières scènes de la nouvelle, c'est-à-dire l'arrivée à cheval des soldats du général Sherman et le viol de Miss Myra : l'histoire bascule alors de l'autre côté du miroir (notons au passage que Eudora a pour second prénom Alice). Ancrée dans un topos classique de la littérature du Sud, la nouvelle ne s'abandonne jamais aux clichés de l'"Antebellum South". Loin de faire la moindre concession "romantique" aux liens affectueux qui auraient existé entre maîtres et esclaves, Welty dénonce la cruauté des deux súurs à l'égard de Delilah, leur détermination à l'exploiter jusqu'à leur dernier souffle. Miss Theo dit ainsi à Miss Myra : "We've still got Delilah, and as long as we've got her, we'll use her, my dearie" (CS 490). Ironiquement, Delilah sera mise à contribution pour les préparatifs de suicide des deux súurs. Il semble par ailleurs impossible de relever la moindre trace d'héroïsme chez ces deux vieilles filles d'une incrédulité têtue : voyant arriver à cheval le soldat nordiste, Miss Theo demande "qu'on l'emmène en promenade la première". Ces deux précieuses ridicules sont peut-être tout simplement idiotes, au sens où l'entend Clément Rosset, c'est-à-dire incapables d'apparaître autrement que là où elles sont et telles qu'elles sont, "incapables donc et en premier lieu de se refléter, d'apparaître dans le double du miroir" (Le Réel 42), de ce grand miroir vénitien qui ne réfléchit rien d'autre que leur vanité butée. A vouloir ainsi demeurer obstinément dans leur intérieur de velours et de porcelaine, à se croire pour toujours à l'abri du temps, elles vont soudain être emportées par l'histoire et finir au bout d'une corde. Evoquant "les effets ironiques de la miniaturisation", André Bleikasten qualifie cette nouvelle de "parodie lilliputienne" du "répertoire du 'gothique' sudiste" et montre qu'elle est en soi une "revanche éclatante de la 'petite forme' sur les grands écrits": Loin des grandes fresques de la littérature sudiste (on pense évidemment à Absalon, Absalon! ), et comme pour se moquer d'elles, '"L'incendie" nous offre une tragédie de poche, minuscule et saugrenue, une tempête faulknérienne dans une tasse de porcelaine rococo. ("La tranquille audace de Eudora Welty", 14)Interrogée sur cette étrange nouvelle quelque vingt-cinq ans plus tard, Welty déclarait : "I think that it is a bad story. I don't know why I tried to write anything historical" (Conversations 246) et lorsque Shelby Foote lui demanda l'autorisation de l'inclure dans une anthologie littéraire sur la Guerre de Sécession, Eudora Welty alla jusqu'à affirmer que c'était "la pire de toutes" (Devlin 20). Cet étrange reniement en bloc d'un texte qui compte parmi ses plus beaux soulève un certain nombre de questions fondamentales. Pourquoi a-t-elle donc décidé d'écrire sur le plus grand topos de la littérature sudiste, alors que par ailleurs elle n'a cessé d'affirmer la nécessité, pour sa fiction, d'une certaine mise à distance de l'histoire? (voir "E comme Engagement") Il faut peut-être y voir une forme de tribut payé à la cause du Sud, comme si la guerre de Sécession était en quelque sorte un point de passage obligé pour tout écrivain sudiste. Quand même. Un héritage à prendre en charge et à mettre en mots, d'une façon ou d'une autre. Et ce malgré l'horreur de la guerre, que Welty affirme haut et fort : You know, I don't like reading anything about the Civil War, that's the truth. I hate the Civil War. I hate it. I never have read Gone with the Wind. I'm totally ignorant about the Civil War. I mean, I had people on both sides, being half-Yankee and half-Southern. [Laughter]. But I just hate it, all those hideous battles and the terrible loss. (Devlin 20)On peut lire dans cette farouche déclaration de haine l'écho inversé de Quentin affirmant à la fin de Absalom, Absalom que "non, non, il ne hait point le Sud"("I don't. I don't ! I don't hate it! I don't hate it!). Pour Faulkner, l'amour est une sorte de rage amère, car on n'aime pas à cause de mais malgré ("You don't love because: you love despite; not for the virtues, but despite the faults" (Essays, Speeches and Public Letters 43). Chez Welty, d'une certaine manière, la formule s'inverse : en prenant en charge une part d'histoire pour en réviser les enjeux, Welty montre indirectement qu'on peut aimer à cause de, et désacralise du même coup l'importance fatale du passé. Son traitement de la guerre civile dans "The Burning" témoigne sans doute moins d'une méprise que d'un désir délibéré de marquer vis-à-vis de cette référence historique forcée une certaine irrévérence. Autant en emporte le temps. |
comme Joie
comme "Keela, the Outcast Indian Maiden"
comme Lampe de porcelaine
comme Mémoire
comme "No Place for You, my Love"
comme Oblique
comme Photographie
comme Quilt
comme Rideau
comme Trois
C'est sans aucun doute son chiffre de prédilection. Chez Welty
d'ailleurs,
les choses qui marchent par trois ne se comptent plus. Dans "Lily Daw and
the Three Ladies", la nouvelle d'ouverture de A Curtain of Green,
les dames en question se mettent à trois pour contrecarrer le projet
de mariage de la jeune Lily Daw. Si à ce compte, la bataille semble
perdue d'avance (a "losing battle" en somme), la réalité
est tout autre : c'est Lily en effet qui finit quand même par l'emporter
et quitte la petite ville de Victory au bras de son xylophoniste de charme
(Voir "X comme xylophoniste"). En raison du simple fait
que cette histoire ne s'ordonne pas à un principe mathématique,
mais obéit à la loi du coeur. Et comme chacun sait, quand
on aime, on ne compte pas.
Juste après "A still Moment", construit autour de la rencontre de trois hommes, un nouveau trio de femmes reparaît sur la Trace des Natchez, au pied des ruines de ce qui fut jadis la superbe "Asphodel" dont le modèle historique n'est autre que Windsor (une demeure sudiste qui fut construite en 1861, et que le feu détruisit en 1890). De la splendeur architecturale du passé, il ne reste plus que les six (3 x 2) colonnades doriques, ornées d'une frise de vierges gorgées de soleil, élancées dans la chaude lumière d'un jour d'été, "suspended in the resting of noon" (CS 201). C'est dans ce paysage ordonné selon principe apollinien de l'art grec que Cora, Irène et Phoebe ont choisi de se retrouver au lendemain des funérailles de leur fidèle amie, Sabine, pour évoquer ensemble l'histoire de son étrange destinée. Si le chiffre trois domine la prosopopée qui lui est consacrée, la nouvelle gravite autour de l'opposition binaire de l'apollonien et du dionysiaque, dont la poésie de Keats avait formulé les enjeux esthétiques autour d'une célèbre ode grecque, devenue dans Asphodel la métaphore de la double vie de Sabine, la femme aux deux maisons: It was like an old song they carried in their memory, the story of the two houses separated by a long, winding, difficult, untravelled road-a curve of the old Natchez Trace-but actually situated almost back to back on the ring of hills, while completely hidden from each other, like the reliefs on opposite sides of a vase. (CS 201)Après avoir passé la première partie de sa vie dans la lisse Arcadie que fut la chaste maison de son enfance, un labyrinthe antique garni des statues de Vénus, de Hermès et de Déméter, Sabine épousa celui que son père avait choisi pour elle, Mr Don McInnis, l'incarnation même du dieu-bouc de la musique, de la danse et de la folie. Cora, Irène et Phoebe se souviennent des bacchanales que furent les noces de Sabine, muette et pétrifiée dans sa robe de mariée impeccablement amidonnée et du tumultueux Don McInnis à la figure empourprée, titubant d'ivresse pendant la cérémonie : "He had a sudden way of laughter, like a rage, that pointed his eyebrows that were yellow and changed his face" (CS 202). De cette union contre nature naîtront trois enfants: Minerve, Théo et Lucian, tous appelés à connaître un destin tragique. Un par un en effet, ils meurent juste un an avant d'atteindre la maturité : Minerve se noie, Théo succombe à une chute de cheval (juste après avoir quitté l'université dans sa robe de juriste) et Lucian se brûle la cervelle sur les marches du tribunal, ivre-mort en pleine journée. Par un tour de la Némésis (incarnant la loi de la modération), la malédiction frappe ainsi la génération suivante, condamnant rétrospectivement l'alliance originelle. En mathématiques, le produit d'une somme positive par une somme négative est toujours négatif ( + x - = -). "Asphodel" apporte la forte démonstration de cette équation selon laquelle la sauvagerie menace toujours au coeur du monde en apparence limpide et pacifié. Il faut rappeler que chez Welty, l'idylle pastorale est toujours lézardée de la violence de l'histoire. La présence du marbre sculpté a souvent pour fonction d'offrir un cadre au déchaînement de la matière obscure (des passions, des pulsions). Au-delà des classiques oppositions entre ordre et désordre, stase et mouvement, lumière et ténèbres s'appliquant à l'histoire passée, "Asphodel" pointe en direction d'une autre réalité qui diffuse son énigmatique pouvoir: le désir. Secret, inassouvi, brûlant. Et (terriblement) présent. Tandis que les trois femmes, "old maids" de leur état, évoquent l'existence de la farouche Sabine, dont le prénom évoque une célèbre scène d'enlèvement (immortalisée dans un tableau figurant dans Delta Wedding 58), elles consomment avec appétit d'exquises nourritures (jambon épicé, petits pains frais, liqueur de mûres), goûtant à travers le plaisir de la gourmandise, le réconfort bienfaisant de la plénitude nutritive. Dans l'euphorie du partage à venir, Cora n'avait-elle pas d'ailleurs déclaré en arrivant : "This is the kind of day I could just eat!" (CS 200). Autour de ce déjeuner sur l'herbe, qualifié de "petit festin", bien des signes suggèrent l'association du culinaire et de l'érotique: allongées au soleil sans rien faire après un copieux repas, les yeux mi-clos, pleins de rêves, elles se laissent aller à un engourdissement presque impudique. Tandis que Phoebe tient entre ses dents une feuille verte pleine de sève ("a juicy green leaf "), un cheval s'enfuit au galop ("his tail flaunted like a decoration") et le rêve des femmes se perd dans les hautes colonnades d'Asphodel, "a dream like the other side of their lamentations" (CS 206). L'envers de cette charmante équipée bucolique n'est autre que le tumulte sauvage de leur(s) fantasme(s) intime(s) qui traverse le récit de part en part, et qui s'exprime par un biais oblique, conformément au principe triangulaire du "désir selon l'Autre" défini par René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque) selon lequel le désir n'opère jamais seul, mais obéit à une suggestion extérieure, désignée par une instance médiatrice. Qui est ici triple: pour chacune, le désir opère à travers Sabine, mais aussi à travers les deux autres femmes composant cette ardente triade. Le texte se clôt sur la saisissante rencontre d'un homme, barbu, dressé parmi les colonnes en pleine lumière et nu. Face aux trois femmes littéralement médusées (de la force hallucinatoire de leur désir ?). Abandonnant leurs paniers de pique-nique, les voilà qui détalent au pas de course, en poussant en chúur de petits cris ténus (de vierges effarouchées, qu'elles sont sans doute) et qui se retrouvent de l'autre côté de la clotûre, près d'une pancarte où figure la formule : "No Trespassing". De transgression il aura pourtant bel et bien été question au fil de cette nouvelle; il n'aura sans doute même été question que de ça. On apprend d'ailleurs in fine que jamais Sabine n'aurait permis à ses amies de venir sur les lieux où son mari avait pour habitude de se rendre avec ses nouvelles conquêtes. Tiens donc. Sous couvert d'un hommage apollinien (idéal) à la figure de l'amie défunte, "Asphodel" bascule vers l'extase dionysiaque, par le biais de la projection (qui détourne la censure). Quant à savoir ce qui s'est réellement passé ce jour-là, c'est une autre affaire. Cet homme nu, était-ce Mr Don McInnis revenu hanter les lieux, comme le soutient Cora ? Ou une simple branche dans le vent, comme l'affirme Irène ? Impossible de trancher, car face à ce spectacle insensé, la troisième du groupe, Phoebe, a préféré baisser les yeux. Il est donc à parier qu'entre elles, le débat sur l'homme nu d'Asphodel est toujours d'une fervente actualité. Quant au lecteur, au centre de cette fougueuse affaire, il doit plusieurs fois se pincer pour croire à ce qu'il lit. Véritable temple de Vénus, "Asphodel" se place sous le signe d'un registre onirico-érotique où, sans scandale apparent, en plein jour, se déversent tour à tour, comme d'une corne d'abondance suspendue à l'une des colonnes du bâtiment en ruines, les fantasmes les plus torrides. Le chiffre trois est par excellence celui du fantasme. De l'autre, de l'ailleurs. "Livvie" ("The Wide Net") gravite ainsi autour du classique trio que constituent le mari (Salomon), la femme (Livvie) et l'amant (Cash). Mais c'est moins le caractère amoureux de l'aventure qui compte dans cette histoire que la possibilité d'aventure que contient toute histoire humaine. La vérité du chiffre trois intéresse l'avènement de la différence et de l'écart, "the other way to live", pour reprendre une formule désormais célèbre de la prose weltienne (CS 361). Ce qui, bien entendu, n'est pas gagné d'avance. A l'instar de la mariée de l'Innisfallen, de nombreux personnages weltiens choisissent de renoncer à leur certitudes et de s'exposer pleinement à la dimension d'inconnu. (Voir "N comme "No Place for You, My Love""). Pour qu'enfin quelque chose advienne de leur vie. Si la délicieuse condensation de leur devenir est incomparablement évoquée, l'histoire dépasse rarement le stade de cette palpitante imminence. En d'autres termes, le chiffre trois du détour et de la rencontre devient rarement le chiffre deux de la continuation. Peu de couples heureux chez Welty : à quelques exceptions près, la vie à deux tourne court. Dans "Flowers for Marjorie", le drame éclate précisément au moment où les deux protagonistes allaient devenir trois. Incapable d'assumer l'enfant à venir, Howard élimine la mère et se retrouve seul. (Voir "G comme grossesse"). Dans ce même registre ternaire, il faut enfin citer l'étrange ménage à trois sur lequel se fonde The Ponder Heart, qui se termine aussi mal que possible. Tandis que la première femme de l'oncle Daniel, Miss Magee Teacake, décide de quitter le domicile conjugal aussitôt après s'être mariée, la seconde, Bonnie Dee Peacock fait de même puis, sous l'effet du chantage de la nièce de Daniel, revient au foyer, pour y mourir le jour même dans des circonstances fort mystérieuses où sont impliquées l'oncle et la nièce. "In plenty of marriages, there's three-three all your life. Because nearly everybody's got somebody (PH 26)", avait déclaré Edna Earle. Avec cette devise boîteuse, il fallait bien s'attendre au pire. Entremetteuse de choc : "I'm the go-between, that's what I am, between my family and the world"(PH 103), Edna Earle n'a cessé de s'insinuer dans la vie sentimentale de son oncle dans le seul but, semble-t-il, de former avec lui un couple. Quel qu'il soit. Et force est de reconnaître qu'elle arrive à ses fins. A quel prix, toute la question est là. "Two's company, three's a crowd" dit le proverbe. Pour bénéficier de la compagnie exclusive de son cher oncle, Edna Earle a éliminé le monde entier. Et pour finir, ils se retrouvent tous les deux au Beulah (l'hôtel familial), ayant sombré dans une exclusion dont tout laisse à penser qu'elle est sans recours. Il est un certain nombre de cas (tragiques) où la résistance au chiffre trois est le signe de tous les impairs. De l'arithmétique relève alors toute solitude. |
comme les Uns et les autres
comme Voix
Le parcours autobiographique s'était achevé lorsque
l'écrivain
avait trouvé sa voix ("Finding a Voice"). Si le texte weltien se
reconnaît au "grain de la voix" de son auteur et au "bruissement
de la langue" qui en constitue la trame sonore (pour reprendre ici des
expressions de Barthes), il faut aussi, pour parachever l'expérience
de sa perception sensible, entendre Welty lire ses propres histoires, avec
ce timbre de voix inimitable, cet accent du Sud aux inflexions chaudes
et traînantes, et cette façon unique de célébrer
toute chose par le seul biais de sa diction. (Voir "J comme
Joie")
Les enregistrements disponibles sont les suivants : Eudora Welty Reading From her Works: "Why I Live at the P.O.", "A Memory" and "A Worn Path". Disque Caedmon TC-1010-A, 1952. Réédité : Cassette Caedmon CDL 51010. Eudora Welty Reading Her Stories : "Powerhouse" and "Petrified Man." Disque Caedmon TC-1626, 1979. Réédité: Cassette Caedmon CDL 51626. Eudora Welty Reading The Optimist's Daughter. New York : Random House Audio-Books, 1986. |
comme
- "Where is the Voice Coming From" (voir "E comme Engagement") |
comme Xylophone
Dans "Lily Daw and the Three Ladies", c'est par un joueur de xylophone
que le scandale arrive. Ou la jouissance, ce qui revient au même.
La jeune Lily Daw, simple d'esprit, devait partir à Ellisville,
dans un établissement spécialisé pour les retardés
mentaux ("Institute for the Feeble-Minded of Mississippi"). La lettre
d'admission
était arrivée au bureau de poste et les trois dames (patronesses)
chargées de la distribution du courrier étaient aussitôt
parties prévenir l'intéressée, et, chemin faisant,
toute la ville. Au moment où Lily apprend la nouvelle, la voilà
qui refuse en bloc de partir. Pas question de quitter Victory alors qu'elle
vient de recevoir une proposition de mariage d'un joueur de xylophone
rencontré
la veille lors d'un spectacle itinérant. Si la pratique musicale
de son bien-aimé est évoquée en des termes assez
rudimentaires
: "he took those little sticks and went ping-pong! ding-dong!"
(CS
7), il n'en reste pas moins que Lily a succombé au charme du
xylophoniste
et cédé à toutes ses avances. Bien sûr, les
trois dames ne l'entendent pas de cette oreille et se livrent ensemble
à un concert de remontrances: "One of those show fellows! A Musician!"
s'écrie l'une d'elle. Comment a-t-il pu (séduire Lily) ?
Et d'abord que s'est-il passé entre eux? "Did heódid he do anything
to you?" ajoute la suivante, avant de poser la question de confiance :
"Tell me, Lilyójust yes or noóare you the same as you were?"(CS
7). Quant à la troisième, elle manque de s'évanouir,
une syncope sans doute mimétique de l'état de pâmoison
qu'a connu la jeune Lily dans les bras du musicien. L'impétrante
quant à elle ne comprend rien à toutes ces questions ni à
l'agitation que suscite son histoire. Et de toute façon, ce qu'elle
veut, c'est se marier. Une fois passé le moment de l'indignation,
les trois dames opèrent une volte-face spectaculaire : puisque ce
saltimbanque a eu l'audace de séduire Lily, qu'il l'épouse
donc. Et les voilà reparties en sens inverse, en quête de
ce "lâche" qui ferait bien d'assumer ses responsabilités.
Au moment où la fanfare locale de Victory, fidèle au rendez-vous
sur le quai de la gare, entonne l'air du départ, le xylophoniste,
fidèle à sa promesse, vient chercher Lily. Qui avait fini
par accepter l'idée de partir à Ellisville, et qui, du coup,
ne veut plus en démordre. Il faut lui promettre une glace pour la
faire descendre du train. La nouvelle se clôt sur une scène
cacophonique, lors de laquelle on entend s'élever un hymne national
pour le moins symbolique ("Independance March") alors que le train quitte
la gare. A ce moment-là, plus personne ne sait où il en est.
Peu importe, la fête bat son plein :
The band went on playing. Some of the people thought Lily was on the train, and some swore she wasn't. Everybody cheered, though, and a straw hat was thrown into the telephone wires. (CS 11)Chez Welty, la musique a toujours quelque chose de révolutionnaire. Loin d'adoucir les múurs, elle est signe de résistance. La musique est en soi "the other way to live", un type de vie alternatif, hors des codes établis. Un principe déconcertant. Déjà dans The Robber Bridegroom, le chant était pour Rosamond un moyen d'occuper l'espace de parole et de tenir tête à l'autorité parentale. Dès que l'occasion s'en présentait, la jeune fille pratiquait ses vocalises, se faisant fi des remontrances de sa marâtre Salomé. La subversion s'exerce où elle peut (et comme elle peut). Des instruments de musique accompagnent (ou remplacent) le chant ici et là pour constituer un grand ensemble orchestral, composé essentiellement d'instruments à cordes (contrebasse, guitare, harpe, mandoline, tympanon, ukulélé, violon, violoncelle), mais aussi d'instruments à clavier (piano), à percussion (tambour, tambourin, triangle) ou à vent (clarinette, trompette) ainsi que de cuivres qui interprètent avec virtuosité la polyphonie weltienne. Tout commence avec l'oeuvre photographique, où les instruments semblent se donner le la, comme lors de ces moments précédant un concert où il faut s'accorder pour que puisse naître la grâce de l'exécution musicale. Dans la préface à Photographs, Reynolds Price présente quelques-uns des premiers clichés parodiques de Welty (qualifiés par elle de "funny pictures") et notamment celui où elle prend la pose d'une scène de genre, la sérénade. Vêtue d'une flamboyante jupe gitane à ramages multicolores, assise sur la branche d'un arbre, Eudora Welty joue les indifférentes, le regard perdu dans le lointain, tandis qu'à ses pieds, un homme (Frank Lyell, l'un de ses amis) lui joue son frémissant morceau avec toute la pompe qui sied à la chose (chemise et gants blancs, cravate et chapeau de paille) faisant mine de souffler dans un minuscule cor (qui est sans doute un jouet). De cette mise en scène d'ouverture retentit la richesse et la fantaisie de la composition weltienne. La musique, en photographie, distille une sorte de dilatation expansive de bien-être. Pour accompagner un moment de pause, pendant la récolte, l'un des ouvriers agricoles joue quelques notes à la guitare, dont l'enchantement se lit sur le visages de ceux qui l'entourent. L'exercice peut être également solitaire, il n'en est pas moins source d'allégresse, comme en témoigne la pose réjouie de ce petit garçon frappant sur le genou un tambourin, dont les grelots font écho à son rire (Photographs 48. Dancing for pennies/ Jackson/ 1930s). D'une manière générale, le thème de la foire s'illustre par des photographies d'une forte puissance sonore, telle cette image du groupe qui se dirige vers les attractions foraines perceptibles en arrière-plan, d'où pointe la rumeur festive (Photographs 126. Free Gate, State Fair/ Jackson/ 1939). Mais l'oeil de Welty, toujours à l'affût de ce qui se vit aussi dans les marges de l'événement, s'arrête notamment sur cet intermède lyrique que représente le spectacle de ces deux enfants face à un vieil homme jouant du violon, assis sur un tronc d'arbre, tandis que s'animent face à lui deux pantins de bois, par le biais d'un mécanisme artisanal dont il actionne la pédale. Il faut sans doute ici rappeler la part poétique que Lévi-Strauss attribuait au "bricolage", dont l'art musical donne une autre mesure (voir "B comme Bricolage"). Dans l'oeuvre de fiction, guitare et piano occupent le devant de la scène. Dans "The Hitch-Hickers"(A Curtain of Green), Tom Harris (représentant de commerce de son état) s'arrête pour prendre des auto-stoppeurs parce que la guitare de l'un d'entre eux, brillant d'un éclat lumineux dans le soleil du soir, avait d'abord attiré son regard. La guitare, et à travers elle, la liberté et l'insouciance dont elle semblait porteuse. Accordée au rythme fièvreux de l'outrage plutôt qu'à la pulsation vitale du partage, dès la nuit tombée, l'histoire bascule vers le drame funèbre. Après une tentative de vol du véhicule, les deux hommes en viennent aux mains et le guitariste succombe à l'assaut brutal de son camarade de route. Dernière vignette (dont Welty a le secret pour clore ses nouvelles) : alors que Tom Harris attend au garage que sa voiture lui soit restituée (après un bon nettoyage), la guitare abandonnée sur le siège arrière, parmi les boîtes d'échantillons, attire à son tour le regard d'un enfant qui passait par là, "a little color boy" et qui demande : "Does you want the box? [Ö] Even the policemans didn't want it." (CS 74). Avec cette même guitare, c'est une autre histoire qui commence. Celle d'un virtuose peut-être qui sait? Dans "Music for Spain", au coeur de The Golden Apples, le guitariste en question est un Espagnol, un artiste de talent vivant de sa musique, un homme rageusement libre qui réveille chez les autres un fort sentiment de liberté. Son tempérament fougueux, exprimant une extraordinaire surabondance de vie, "that veritable waste of life" (CS 408) déchaîne chez Eugene McLain, qui le rencontre à San Francisco, des orages et des tempêtes qui le démontent intérieurement. Ecrite dans une langue onirique pleinement licencieuse, cette histoire fantasmagorique est le lieu de la révélation de la vocation orphique de la musique, "something new, something entirely different about life" (CS 406). Avec "Powerhouse" ("A Curtain of Green"), la musique cède à l'ivresse dionysiaque pour dire, à travers le blues, une émotion à la (dé)mesure de l'Amérique. Composée après une représentation du célèbre Fats Waller à laquelle Welty avait assisté, cette nouvelle exprime une énergie physique sans commune mesure avec les autres textes inspirés par la musique. Il s'en dégage une spontanéité brute, une effusion sans pudeur ni retenue, convulsive. La polyrythmie du morceau est ici la règle d'or: variations d'allure, répétitions et silence, accélération et ralentissement de la cadence, c'est le triomphe vertigineux de l'aléatoire que fait entendre le formidable "Powerhouse", génial messager du chaos cosmogonique. Pour Danièle Pitavy-Souques, Powerhouse incarne peut-être "la plus grande des figures prométhéennes par lesquelles Welty fait de l'artiste un mage romantique" : "mi-homme, mi-bête, il est de tous les continents, de tous les âges, c'est la force créatrice" (Eudora Welty. Les sortilèges du conteur, 57). Sur le thème de la musique, voir le chapitre 3: "Blues, jazz, et autres musiques: les masques de l'artiste", auquel sont consacrées de fort belles pages). La nouvelle se referme sur un morceau de jazz réclamé par l'assistance, "Somebody Loves Me", que Powerhouse entonne d'une voix volcanique pour murmurer enfin un Ö"Maybe it's you" qui donne le frisson. Loin de l'improvisation frénétique du jazzman, le clavier du piano de Miss Eckhart (voir "I comme Incendie") est une affaire bien tempérée, réglée par un métronome qui impose la mesure. La même pour toutes. Et c'est bien là le problème. Car parmi ses élèves, il en est deux qui se trouvent chacune à l'extrême opposé de la gamme, ce sont Cassie Morisson, l'élève appliquée, mais sans génie, et Virgie Rainey, rebelle en diable et douée comme personne. Nouvelle version de la dialectique entre l'apollinien et le dionysiaque, "June Recital", gouverné par une puissante sensualité lumineuse, s'achève sur le récital donné par toutes les élèves de Miss Eckhart en une chaude soirée d'été. L'éblouissant spectacle se termine sur le dernier accord d'une oeuvre de Beethoven, Fantaisie sur les ruines d'Athènes, jouée par Virgie, avant qu'elle ne tire une révérence spectaculaire. Le rouge de sa ceinture ayant déteint sur sa robe en plumetis blanc, "comme si son coeur avait été poignardé", elle offre au public l'image d'un triomphe éclatant et écarlate. Couleur sang. Comme devait l'être cette scène de meurtre, lors de laquelle l'élève a tué le maître. Pour écrire sa partitition, Welty utilise toutes les notes de l'octave, et ses arpèges immenses brodent des variations rhapsodiques. Avec "le métronome en folie", la rhapsodie est, selon Jankélévitch, un genre "versatile", oscillant entre "plusieurs humeurs instables", "tour à tour rêveuse et convulsive, lente et rapide, ennuyeuse et riche d'événements, tantôt étrangement vide, tantôt follement impatiente" (Liszt. Rhapsodie et improvisation 53-55). Rompant avec la sonate classique, la rhapsodie se définit par son goût du chromatisme, sa tendance à l'effusion et son sens de l'improvisation, fidèle au décousu de l'existence. Du grec rhaptein, qui signifie "coudre", ou "rapetasser", la rhapsodie "évoque les tâches du manteau d'Arlequin; où les orateurs développent, le rhapsode coud et juxtapose" (53). La rhapsodie est donc à la musique ce que le patchwork est à la couture. CQFD. Piano ou tissage, c'est toujours une affaire de corde ou de fil. Assise à son métier à tisser, comme au clavier d'un piano, "The Blind Weaver" (Photographs 13. Oktibbeha County/ 1930s) parcourt son ouvrage, de ses doigts graciles. De cette superbe exécution en braille, monte la rumeur de la vaste rhapsodie weltienne. |
comme You
De temps à autre, Welty s'adresse à son lecteur. Now you
listen to me. Ou plutôt elle confie à l'un de ses narrateurs
le soin de nous alpaguer, et dans ces cas-là, il vaut mieux prêter
l'oreille, car on a des choses importantes à nous dire.
Ce "You" c'est d'abord celui de Sister, dans "Why I Live at the P.O." qui, au milieu de son étourdissant monologue, interpelle le lecteur pour lui demander : "Do you remember who it was really said that?'" (CS 52). Si l'objectif apparent est de vérifier qu'on a suivi le fil de son histoire assez complexe, la question est en réalité bien plus importante. Egarée parmi cette famille qui s'exprime à tort et à travers, incapable de tenir parole sur les sujets qui comptent, rageuse de sottise et de parti-pris, Sister sollicite la présence d'un témoin extérieur pour reconstituer la séquence temporelle des événements et reprendre ainsi langue avec le sensé. Dans un tel contexte, il est essentiel de se rappeler avec elle qui a dit quoi. Il y va de sa santé mentale. Ce "you" est un poignant appel à réfléchir, c'est-à-dire à examiner la situation au lieu de l'escamoter. En d'autres termes, lire Welty, c'est suivre la voie/voix du délire qui parfois délie (Sister, le verbe, la vérité) (Voir "S comme Sister"). Ce "You" revient en force dans The Ponder Heart, ce court roman de 1954, dont la narratrice Edna Earle a souvent été comparée à Sister: à bien des égards, elle en est en effet l'âme-súur. Pyrotechnicienne de la parole, femme-orchestre, démiurge perpétuelle, Edna Earle fait tenir le "you" en question sur quelque cent-trente pages, ce qui n'est pas la moindre de ses performance : My Uncle Daniel's just like your uncle, if you've got one-only he has one weakness. He loves society and he gets carried away. If he hears our voices, he'll come right down those stairs, supper ready or no. When he sees you sitting in the lobby of the Beulah, he'll take the other end of the sofa and then move closer up to see what you've got to say for yourself; and then he's liable to give you a little hug and start trying to give you something. Don't do any good to be bashful. He won't let you refuse. (PH 9)Au terme du premier paragraphe, voilà le lecteur sous la coupe de cet homme prêt à lui raconter sa vie et à distribuer ses largesses alors que les présentations n'ont pas encore été faites. Que signifient ces façons? Il y a tout lieu d'être ici méfiant. La familiarité, par définition, désigne les relations qu'entretiennent les différents membres d'une famille : en l'occurrence, la famille Ponder, ici réduite à l'oncle Daniel et à sa nièce Edna Earle, que cette dernière entend bien étendre à la grande famille de ses lecteurs. Car chez les Ponder, on a du coeur, on partage. Cette rhétorique assimilatrice (manipulatrice) a été si adroitement menée que Welty reçut un jour le courrier d'un lecteur qui lui demandait: "How do you know my Uncle?". La remarque (que Welty avait beaucoup appréciée) témoignait d'une adhésion au protocole de lecture proposé par le texte, mais traduisait aussi une certaine résistance à son caractère intrusif. En tout état de cause se trouvait ici corollairement dévoilée l'ambivalence foncière de ce roman. Sous couvert d'une aimable comédie de múurs dans une petite ville sudiste, avec tout le folklore du genre, l'histoire est avant tout celle d'un attachement assez suspect entre un homme et sa nièce, où se bousculent les affects les plus névrotiques et les dysfonctionnements psychiques attenants. L'histoire se termine (quand même) par la mort de la seconde épouse de Daniel, suivie d'une parodie de procès en justice de ce dernier, accusé par la belle-famille de l'avoir tuée. Et pour finir, l'oncle et la nièce se retrouvent seuls au Beulah, l'hôtel familial, où ne descend plus personne. De tous les textes weltiens, c'est sans doute l'un des plus troublants, au sens où à chaque instant, les choses basculent imperceptiblement de la frivolité à la terreur, de la normalité à la transgression, obligeant le lecteur à rester dans un état de vigilance permanent. Si l'on prête une oreille un peu attentive à ce qui se dit entre les lignes, il semble que Edna Earle ba(na)lise son monologue de références incessantes à son lecteur, pour tenter d'en faire son semblable, son frère, et rendre acceptable son invraisembable parcours. Déguisée en allégresse extravertie, sa mauvaise foi prend le lecteur au piège, et bien des générations ont joué le jeu (dévastateur) de la comédie, s'accomodant sans mal de ce récit déjanté, certes, mais si divertissant. Il est temps de réagir, de résister à ces "you" qu'on nous administre comme autant d'admonestations, et de lire cette singulière affaire de coeur comme elle le mérite, c'est-à-dire d'en reconnaître l'irréductible impropriété. Au lieu d'être complice de ce couple contre nature, comme le voudrait la pauvre Edna Earle qui s'acharne à en faire un modèle d'acceptabilité, sans doute parce qu'elle ne connaît rien d'autre en la matière, il faut sans doute ici assumer le rôle d'agent double, la suivre au labyrinthe de sa passion (la patior dont on pâtit) pour lui tendre le fil de sa libération : la lecture est (aussi) un devoir d'ingérence, qui fait pendant à l'engagement dont a fait preuve Welty dans son écriture. Au moment où l'oeuvre se referme, un dernier "you" reparaît, en douceur. Alors que sa voix va se taire, Welty déclare avec le rayonnement serein qui la caractérise : As you have seen, I am a writer who came from a sheltered life. A sheltered life can be a daring life as well. For all serious daring starts from within. (OWB 104)Est-il vraiment besoin de lui répondre qu'on a bien bel et bien vu, de nos yeux vu (lu) de quelles audaces a pu être capable l'écrivain "protégé" qu'elle se disait être. Et qu'il ne reste qu'une chose à lui dire en retour : "thank you". |
comme Zarro
Sous le chapiteau du grand cirque ZARRO (écrit en grosses lettres
sur leur roulotte rouge), ils avaient présenté la veille,
à Jackson, leur spectacle d'acrobates. Leur exploit consistait à
ériger ensemble la pyramide des Zarro ("the Zarro wall"), un
numéro
exceptionnel qui leur promettait un succès national. Mais lors de
la représentation, la pyramide s'est écroulée, comme
se sont écroulés aussi leurs espoirs. "What if this now were
the end of Zarro?" (Delta 7) se demande Ricky, adossé à
l'azédarac du parc où ils se sont installés
provisoirement,
tandis que le reste de la troupe a poursuivi sa route. C'est la question
que se posent aussi les autres membres de sa famille, Beppo le père,
Nedda la mère, Bird le frère et Tina sa femme, mais aussi
sans doute Betty (sa petite súur, que Nedda appelle Perlino parce qu'elle
aurait voulu un garçon). Malgré son jeune âge, Betty
a bien compris qu'il y avait dans cette journée quelque chose
d'inhabituel,
que ce soir-là (ni les autres), on ne jouerait plus. Pour se
débarrasser
d'elle, ou pour tenter de renverser le cours des choses, sa mère
l'envoie inlassablement faire le cochon pendu.
C'est une histoire courte, qui selon son auteurn date sans doute de 1935 (elle avait alors vingt-cinq ans). L'ayant jugée d'un formalisme "artificiel", elle avait décidé de ne pas la faire figurer dans son premier recueuil de nouvelles, publié en 1941; mais elle s'est ensuite ravisée à son sujet, et la proposa à la revue française (D comme) Delta en 1977, ce dont on ne peut que se réjouir, tant le texte est riche de tous les motifs autour desquels s'est par la suite tissée son oeuvre. De A comme Acrobate à Z comme Zarro, la pyramide humaine que forme la famille possède des vertus totalisantes où se croisent et se recroisent des séries thématiques et des signifiants weltiens resserrés dans la continuité d'une seule figure. Ce numéro de cirque, qui est en soi une construction anatomique, relève d'une forme de (B comme) Bricolage : cet assemblage de (C comme) Corps forme en effet, de quelque manière, un (R comme) Rideau humain, dont on a reconnu plus haut le don d'enveloppement, mais aussi la valeur d'ouverture et d'échange. Il est d'ailleurs tentant de penser que les Zarro, ces "carnival people" comme les appelle un passant, ont un jour rencontré sur leur chemin l'exceptionnel(le) (K comme) Keela, qui, dans un autre registre, s'était livré(e) à un numéro au moins aussi audacieux que le leur. Avec un sens de (E comme) Engagement tout aussi solide, même si la performance a échoué. Dans cette unanimité de la correspondance, on est tenté de reprendre les albums de (P comme) Photographies pour tenter de retrouver dans les clichés des spectacles de foire, la famille Zarro, entre le contortionniste "Twisto" et la femme à tête de mule. Par rapport à l'extrême variété des situations et des intrigues déployéee au fil des (U comme) Uns et des autres textes, on est ici frappé par le nombre d'éléments qui possèdent une qualité prospective, appelée à s'accomplir au fil de l'oeuvre. La circonstance particulière à cette première histoire n'est autre que la (G comme) Grossesse de Tina, qui a détruit l'équilibre si fragile de l'édifice familial: "it was a difference in the weight, the moisture, and temperature of her body when she stepped into his hand that drove catastrophe into his very center" (Delta 8). C'est sa faute, en somme. Tandis que son beau-frère se repasse en (M comme) Mémoire le fil des enchaînements qui ont mené au drame, il s'immisce mentalement dans cette affaire qui ne devrait regarder que Bird et sa femme. Saisi d'une colère noire, il pense à cet enfant qu'il faudra abandonner: (N comme) "No place for you, my love". Ce qui confirme que chez Welty, les sujets les plus intimes s'articulent toujours autour du chiffre (T comme) Trois. C'est en apparence au nom d'une cause "professionnelle" que Ricky s'autorise à penser si fort à cet enfant. Il en va de leur avenir à tous. Mais une fois encore, bien des messages formulés à l'(O comme) Oblique invitent à relire certains passages dans un sens qui les rapprocherait de (W comme) "Why I Live at the P.O.", une autre histoire de famille et de déséquilibre. Bird et son frère Ricky forment à eux deux une étrange paire qui n'est pas sans rappeler Stella et sa (S comme) Sister. Ricky se souvient justement que pour les besoins du spectacle, on habillait autrefois son frère en fille, avec des petites robes de soie bleue ou jaune, et que son visage arborait alors "un sourire terrible". Et pour cause. Les larmes lui viennent aux yeux lorsqu'il prend à nouveau conscience de l'étrange sentiment d'amour fraternel qu'il lui porte, où se viennent se mêler "pitié" et "horreur". Quelques lignes plus haut se déroule un curieux inventaire des doléances familiales qui éclaire de l'intérieur les enjeux du texte, comme l'aurait fait la fameuse (L comme) Lampe de porcelaine. Ce qui est déploré (dans la conscience de Nedda), c'est que Beppo soit soudain devenu vieux, que tant de jours de gêne les attendent, que Bird soit affligé d'impuissance, que Tina s'en plaigne si souvent et qu'elle en ait conçu du mépris. Et la liste se clôt sur ce constat : "all these things are like facts" (Delta 6). De ces faits avérés, on peut sans doute en déduire d'autres. Et en particulier, que le père de l'enfant à venir n'est pas le mari de Tina, mais Ricky. Ce qui expliquerait tout à la fois sa connaissance intime du corps de sa belle-súur, la joie intense éprouvée lors de la révélation (charnelle) de cette grossesse, vécue comme une décharge accompagnée d'une (J comme) Joie exquise (une manière d'orgasme), la fascination qu'exerce sur lui Nina dans ses moindres gestes quotidiens, qu'il connaît par coeur, le déni en bloc de sa future maternité, assorti de cette décision brutale d'abandonner à la première occasion le bâtard, comme si c'était le sien. Mais aussi le temps que, de son côté, Nina passe à se confesser à l'Eglise d'en face. Comble de l'ironie, c'est sa belle-mère qui lui avait suggéré de faire l'aveu de ses péchés (il n'y avait qu'un trottoir à traverser, l'occasion était à saisir), mais c'est aussi la première à s'étonner du temps qu'elle y consacre (preuve qu'on ne sait pas toujours ce qui se passe sous son propre chap(it)eau). En attendant qu'elle revienne, un panier de (F comme) Fruits circule entre les membres de la famille Zarro: des prunes qu'ils mangent du bout des dents, par désoeuvrement. En fait, une telle interprétation avait été suggérée ailleurs, en filigrane, par le biais d'une figure isolée, mais exerçant sur l'ensemble une profonde résonance symbolique, selon un procédé que consacre si souvent la prose weltienne. Tout s'était déjà joué au cirque, dans un numéro moins spectaculaire que la pyramide, mais non moins saisissant, lors duquel, sur un air de tango (qu'on suppose langoureux), les deux frères se lançaient Nina l'un à l'autre d'un bout à l'autre de la piste. Et pour l'occasion, Nedda leur avait fait à tous les trois des rubans rouges à partir de mouchoirs de soie. Des mouchoirs auraient pu servir à essuyer ses larmes, lorsque la nuit, dans la roulotte, saisie d'un mystérieux chagrin, elle éclate en sanglots et réveille tout le monde. "To keep working, the Zarros have been gradually forced to adopt every form of acrobatics" (Delta 7). Famille d'acrobates devant l'Eternel, les Zarro ont connu le drame de ne plus être capables de faire la différence entre le public et le privé. C'est ce que laisse entendre cette réflexion de Ricky, quelques lignes plus haut (acrobatique lui-aussi, l'examen du contenu narratif repose sur une lecture de A à Z, suivie de retours de Z à A) : "Never before has he felt at all appalled at the intimacy between the performance and his life, between the routine and the desire, having thought they were one" (Delta 7). On ne saurait mieux dire l'Ambivalence foncière qui sous-tend cette périlleuse histoire. Revenant sur cette première nouvelle, un demi-siècle plus tard, dans One Writer's Beginnings, Welty déclarait : "I was writing about Europeans, acrobats, adultery, and the Roman Catholic Church (seen from across the street), in all of which I was equally ignorant" (OWB 86). Alors qu'elle a livré par ailleurs peu de clés d'interprétations pour son oeuvre souvent énigmatique, cette affirmation permet la mise en évidence explicite de ce que le texte donnait comme implicite. Adultère, le mot était lâché. Et malgré sa vive protestation de ne rien connaître à la chose, Welty a bel et bien montré qu'elle avait admirablement su articuler le trouble propre à cette déviance. Avant de décliner les exquises inflexions et les tournoyantes arabesques d'autres transactions dont sont faites les existences humaines. Des Zarro, comme des autres. Dans le Mississippi comme ailleurs. Le "A" de l'Adultère, c'est aussi, dans l'alphabet de l'Amérique, la lettre écarlate de Hawthorne. D'un rouge ardent comme les mouchoirs de la famille des (Z comme) Zarro, qui s'agitent une dernière fois dans nos mémoires éblouies par tant de prouesses acrobatiques, tandis que Welty, funambule de haute voltige des lettres américaines, tire sa révérence. |
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