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Varia Lart américain davant Pollock est-il à la mode ? François Brunet
rrrrrrVoici tout dabord un relevé des principales manifestations concernées, ici classées selon un ordre dimportance forcément un peu arbitraire, et suivies éventuellement du sigle (CA) pour signaler lexistence dun catalogue en anglais ou (CF) en français.
A ces expositions-phares de peinture (mêlée dans le cas de Made in USA de photographie et darts graphiques) sajoute une série étonnante daccrochages dimpresionnistes et de post-impressionnistes américains, accrochages en soi plutôt anecdotiques mais dont laccumulation fait question :
Enfin, on doit relever une série également importante dexpositions de photographie américaine classique :
Et dans une année particulièrement riche au Musée dArt Américain de Giverny (puisquelle a vu aussi la superbe exposition de loeuvre gravé de Jasper Johns, malheureusement passée un peu inaperçue), on a pu apprécier plusieurs expositions remarquables de photographie :
rrrrrrJe commencerai cette revue par un regard vers Giverny, un peu anecdotique au vu de lactualité chargée, mais destiné à faire lien avec la revue beaucoup plus limitée que javais proposée dans le premier numéro de Transatlantica. Le MAAG a fêté cette année son dixième anniversaire (déjà!) avec une exposition qui rassemblait les chefs doeuvre de la collection Terra. Ces chefs doeuvre sont nombreux et pour beaucoup importants au moins historiquement (ainsi le monument de Samuel Morse, The Gallery of the Louvre) ; sy sont ajoutés ces dernières années quelques toiles superbes quon voyait cette année pour la première fois en France, notamment le portrait scintillant de Mrs John Stephens par Copley (1770-72). Cela étant dit, on sentait quavec cette exposition bizarrement nommée Dune colonie à une collection (dans le contexte des installations de la Fondation Terra à Giverny, on pourrait renverser la formule : une collection qui fonde une colonie), le MAAG avait atteint un seuil. Lavenir de ce musée ne peut plus être celui dune vitrine de la Fondation Terra ni encore moins de sa collection, dorénavant bien connue. Les autres expositions produites en 2001-2002 (les photographes ambassadrices du progrès, loeuvre gravé de Jasper Johns, le japonisme en Amérique, Paris-New York) montrent la voie : cest celle dexpositions et de recherches tournées vers lextérieur, portant sur de vrais sujets historiques ou thématiques, exploitant par exemple les collections françaises (comme cela a été fait cette année avec succès) et reposant sur le travail original des commissaires. Quitte à ce que chaque année une petite exposition nous montre ou nous remontre tels chefs doeuvre de la collection Terra, si possible en les rapprochant dautres toiles voisines par le sujet, lauteur ou la période. A fortiori, lon attend avec impatience la grande exposition annoncée pour le printemps sur la peinture dhistoire américaine, qui rassemblera une série importante de toiles du musée de Detroit. rrrrrrGiverny mis à part, cette année 2001-2002 a produit un certain nombre de premières remarquables en tant que telles. Tant lexposition Eakins à Orsay première manifestation consacrée par un musée français de premier plan à un peintre américain avant Whistler (qui avait été exposé à Orsay en 1995) que lexposition Made in USA qui a voyagé en France première grande exposition de conception française sur lart moderniste américain (dont on avait aussi pu voir des exemples à Giverny en 1999 sont ainsi des événements importants en soi. Ceci posé, il faut immédiatement ajouter que ces gestes muséographiques audacieux nont pas toujours été porteurs dun renouveau des perspectives ni surtout dune modification de la perception traditionnelle de lart américain, alors même que la question des perceptions transatlantiques et en particulier de la réception de lart américain en France a été au coeur de bon nombre des problématiques récentes. Voici en effet le premier paradoxe de cette saison dabondance : dans un contexte dominé par un regain dintérêt pour la peinture américaine (Gallimard sortant cet automne un luxueux volume La peinture américaine traduit de l'italien), cest encore et toujours la photographie qui retient dabord lattention. rrrrrrLexposition Made in USA avait pour but explicite de faire découvrir en France le domaine généralement négligé des modernismes américains, soit en gros la production qui va de limpressionnisme et de lAsh Can School aux prémices de lexpressionnisme abstrait. Eric de Chassey fut le commissaire de cette exposition mémorable et le responsable de lexcellent catalogue, qui comporte de solides chapitres thématiques et des annexes bio-bibliographiques fort utiles (lesquels ont été rédigés, le fait mérite aussi dêtre noté, par des étudiants en histoire de lart de Tours). Le commissaire signe le premier chapitre du catalogue sous le titre dépourvu dambiguïté Pourquoi ny a-t-il pas eu de grand art américain ? (avant le triomphe de lexpressionnisme abstrait) , et propose pour cette vieille énigme de lhistoire de lart une explication fortement inspirée par les idées de Lewis Mumford (et leur développement par Hubert Damisch) : à savoir, que lart moderne américain se serait trouvé inclus et peu ou prou englouti dans la dynamique beaucoup plus vaste de la civilisation industrielle et des industries culturelles, qui triompheraient en quelque sorte avant lart et sans avoir besoin de lui (doù le titre, malgré tout trompeur, de Made in USA , et la présence dans lexposition de quelques documents-témoins sur larchitecture et le design). Si lexplication nest pas nouvelle, force est de constater que sa pertinence et du même coup celle de lexposition dans son ensemble est très forte pour le public français de 2002. Lors de mes deux visites de lexposition, jai constaté que les oeuvres qui faisaient référence pour le grand public, qui attiraient les attroupements et les commentaires, nétaient pas les peintures (il y avait pourtant, sans parler de OKeeffe et de Hopper, plusieurs Dove, Marin ou Hartley de premier ordre) mais les photos (de Curtis, Stieglitz, Strand, Hine, Evans, entre autres). Jai entendu dire, de la part de gens cultivés qui entendaient ainsi recommander cette exposition : Made in USA, cest très bien, il y a des photos magnifiques . On nimagine évidemment pas une telle remarque à propos dune exposition sur les avant-gardes européennes de laprès-1900. Pourtant la photo avait somme toute dans Made in USA une part secondaire, relativement peu originale (en tout cas par rapport au choix de peinture), et nétait même pas favorisée par laccrochage un peu biscornu qui, dans les divers lieux dexposition, invitait à un parcours de visite passablement complexe. Sans doute est-ce que notre image de lAmérique et surtout de cette période est profondément imprégnée, formée même, par la photo américaine du XXe siècle, ses lieux et ses objets, son insistance sur ce réel qui nous paraît tellement inséparable de lexpérience américaine. La peinture moderniste, à côté, semble bizarrement suspendue entre Europe et Amérique, entre conformisme et renouvellement, entre cubisme et figuration. Elle narrive pas à rentrer dans lhistoire, à faire histoire. rrrrrrAinsi voit-on en tout cas persister lidée très enracinée selon laquelle avant Jackson Pollock, lart américain cest la photo. Et encore, on entend surtout par là la photo dite documentaire (de Jacob Riis à Walker Evans), quon juge le plus souvent à laune de son engagement militant présumé, alors que, comme le montre Olivier Lugon dans le livre cité ci-dessus et dans un excellent chapitre du catalogue, le documentaire doit aussi et peut-être dabord être entendu comme un style. (Mais cette histoire des styles photographiques est faite pour nintéresser que les spécialistes. On ajoutera ici par parenthèse que la photographie américaine du tournant du XXe siècle est loin de se résumer à lopposition Stieglitz/Hine ou art/document, comme la démontré lhiver dernier lexposition conçue par Bronwyn Griffith [MAAG] sur les femmes photographes américaines qui, par le biais de lExposition universelle de Paris en 1900, infléchirent fortement le cours de la modernité photographique française.) Quoi quil en soit, Lewis Hine remarquablement représenté dans Made in USA ou Walker Evans (ou encore Helen Levitt au CNP) drainent plus de groupes quArthur Dove et John Marin, sans parler du couple Thomas Hart Benton-Stuart Davis (dont le débat virulent et politiquement significatif demeure méconnu). Exception traditionnelle, Edward Hopper, que le grand public apprécie dautant plus quil tend à le regarder comme un photographe coloriste. Cependant, comme la parfaitement montré Made in USA , il ne sagit pas simplement ici de mythologie (française ou plus large, car la situation ne serait pas très différente aux Etats-Unis), mais de mémoire et dhistoire. La photographie américaine (au-delà même de son récit canonique, ici globalement respecté) a depuis longtemps suffisamment pénétré la culture (française) moyenne pour servir de médiateur à la découverte dune peinture qui en fut la contemporaine et qui reste difficile daccès, sauf peut-être lorsque comme dans le cas de Charles Sheeler elle communique directement avec une pratique photographique (voir à cet égard louvrage de Gilles Mora et Theodore Stebbins, Jr., accompagnant lexposition actuellement présentée au Museum of Fine Arts de Boston, paru en français sous le titre Charles Sheeler, Une modernité radicale, Seuil, 2002). Or, dans cette durable inféodation de la peinture à la photographie, se perpétue de manière saisissante lun des aspects les plus révolutionnaires du moment Stieglitz , à savoir justement lentreprise proto-moderniste qui consista à inventer un art américain à partir de la photographie et de la revue Camera Work. Dune certaine manière, le moment Stieglitz dure encore et lentreprise continue de produire ses fruits, au point quil devient possible au XXIe siècle de faire remonter vers 1900 le seuil démergence de la peinture américaine dans une histoire internationale de lart. Comme lécrit Jean-Marie Meissier, sponsor du réseau FRAME, dans sa préface au catalogue Made in USA, au cours de la première moitié du XXe siècle, lart américain nous offre cette surprenante démonstration : comment un art encore sous linfluence des canons européens parvient en quarante ans à affirmer une profonde originalité jusquà devenir lexpression même de la modernité, au point que des critiques ont pu écrire que les Etats-Unis avaient volé définitivement lidée dart moderne aux Européens . Et lon devine ici, comme on pouvait sy attendre, avec quelle nécessité une telle relecture obéit non seulement à la courtoisie multinationale des échanges culturels, mais aussi à la logique territorialisante et même géopolitique qui participa aussi au moment Stieglitz. rrrrrrMicro-récit exemplaire dune certaine manière très française de penser lAmérique, ce propos procède en fait du vieux paradoxe tocquevillien du succès américain , qui rappelle toujours un peu le commentaire turfiste (ils étaient loin derrière, occupés à nous regarder, et sans quon comprenne comment ils ont fini par gagner). Si la peinture moderniste américaine continue dêtre présentée comme provinciale, imitative et induite sous linfluence des canons européens : jugement dont on cherchera en vain la pertinence dans les aquarelles de John Marin cest bien souvent par conformisme narratif, parce quil faut bien, à la fois, préserver une certaine hiérarchie des grandes époques et des hauts lieux de lart, et ménager néanmoins leffet de surprise ou de rupture qui veut quà un certain moment-clé New York devienne lexpression même de la modernité . Cette surprise ou cette rupture supposent alors des génies surdimensionnés, à laune dun Pollock ou dun De Kooning, convoqués pour prêter rétroactivement un peu de leur aura aux fantassins obscurs qui les ont préparés . Et la boucle est bouclée : le grand récit du succès américain se nourrit de lui-même. Linvraisemblable mode de la peinture impressionniste américaine qui se répand ces temps-ci à travers lEurope suivant lexemple du MAAG ? est lexemple actuel de ce recyclage historiquement mineur, mais commercialement non dénué de signification, et qui tend à confirmer que la peinture américaine a toujours été une industrie culturelle. rrrrrrSachant que la peinture américaine davant 1900 a toujours paru, de ce côté de lAtlantique, encore plus médiocre, secondaire et pour tout dire pompière que celle de lépoque qui a suivi ceci depuis lExposition universelle de Paris en 1867 qui forme le point de départ du livre dAnnie Cohen-Solal, où cette peinture (Bierstadt, Church, Kensett, Cropsey, etc.) fut présentée en masse pour la première fois on ne peut guère être surpris que lexposition Eakins (lautre grande exposition française de lannée, même si elle a été conçue par le Philadelphia Museum of Art) recoupe à plusieurs égards les analyses qui précèdent. On a souvent résumé en France la tendance dominante de lart américain du XIXe siècle à un réalisme photographique : or lexposition Eakins est venue paradoxalement, sur la base danalyses et de documents nouveaux, confirmer ce diagnostic, tout en se prêtant à une lecture francocentrique quon aurait cru révolue. rrrrrrRépétons que le fait de présenter au Musée dOrsay Thomas Eakins, peintre académique souvent critiqué pour sa minutie , constituait une audace et une rupture par rapport à une tradition critique française qui na prêté quelque attention quaux impressionnistes américains de Paris, Whistler, Mary Cassatt, voire Sargent. Or le catalogue souvre sur une préface de Serge Lemoine, directeur du Musée dOrsay, qui, à propos de la politique douverture initiée par son prédécesseur Henri Loyrette, nous renvoie à un point de vue étroitement territorial et, pour le coup, très académique : lexposition Thomas Eakins permet de vérifier une fois encore que lart de ce temps [le XIXe siècle] ne saurait se réduire à lapport des maîtres français, même si celui-ci fut en effet décisif . Si Eakins est présenté dans la première phrase comme lun des plus grands peintres américains de la seconde moitié du XIXe siècle , la suite du texte tend à rabattre son mérite sur les qualités documentaires de loeuvre de cet élève de Gérôme , et ponctue la découverte offerte au public français par le Musée dOrsay de cette déclaration à la fois plate et ambiguë : Avec les sujets consacrés aux sports, ses portraits de personnalités dans le cadre de leur activité, représentés seuls ou en groupe, Eakins a dressé un tableau précieux de la société de son époque : il reste encore à savoir si loeuvre de cet élève de Gérôme, à qui il est resté fidèle, témoigne bien dun sentiment ou dune inspiration caractéristique de lAmérique. Lexposition du musée dOrsay qui va le rapprocher de ses maîtres et de ses pairs permettra peut-être dapporter une réponse. Si lon comprend bien, il sagit donc de montrer quEakins est un grand peintre, mais un grand peintre français, ou mieux encore un grand élève de Gérôme (qui comme chacun sait ne fut pas le fer de lance de linnovation artistique au XIXe siècle). Ainsi le principal musée français du XIXe siècle peut-il à la fois se targuer dêtre ouvert sur létranger et, en ramenant un grand novateur américain dans le bercail académique français, de maintenir une forme dhégémonie. Simple propos de préfacier, quil serait bien sûr injuste de prendre trop au sérieux, et qui cependant ne manque pas détonner. Dabord, lexposition du musée dOrsay a été conçue par Darrel Sewell et W. Douglass Paschall, du Philadelphia Museum of Art, qui sont avec les autres auteurs de lexcellent catalogue les véritables responsables de cette redécouverte du peintre de Philadelphie même si lon doit saluer le travail de Laurence des Cars du Musée dOrsay et limportante logistique fournie par linstitution française, comme lon doit mettre à son crédit lexcellente version française du catalogue (sinon laccrochage lui-même, inégal et au total assez confus). Ensuite, par leffet de la pusillanimité de certains prêteurs américains, les deux toiles les plus connues de Eakins (La clinique du Docteur Gross, 1875 et La baignade, 1884-85), présentées à Philadelphie, nont pas traversé lAtlantique or ce sont à la fois deux des tableaux les plus originaux et les plus caractéristiquement américains du peintre. De fait, cest surtout dans cette absence présumée dun sentiment ou dune inspiration caractéristique de lAmérique (et dans la suggestion presque burlesque que seule la comparaison dEakins avec ses maîtres et ses pairs français pourrait faire surgir cet or) que se situe le paradoxe de lexposition Eakins à Orsay. En effet, quel peintre américain du XIXe siècle, sinon Eakins et sans doute son contemporain Winslow Homer (lui aussi élève de Gérôme...), a plus et mieux peint lAmérique, et surtout peint à partir de lAmérique ? Il ne sagit pas ici, en tout cas pas seulement, du tableau précieux dune société ou dune époque, mais dabord et avant tout dune série dimages (des scènes daviron sur la Schuylkill à lextraordinaire Raccomodage du filet [Mending the Net, 1881] et aux portraits souvent sombres et parfois grandioses de la dernière période) qui marquent de manière indélébile leurs spectateurs, et qui nillustrent pas tant lAmérique ou son sentiment que des lumières, des couleurs et des situations dAmérique, ainsi par conséquent que les conditions de la peinture en Amérique. Conditions quexprime par exemple ce rouge vermillon signe idéologique ou signe pictural ? quon trouve si fréquemment en petites taches vers le centre des tableaux des années 1870. Et si Eakins importe beaucoup dans une histoire de la peinture américaine, cest peut-être surtout en tant que praticien de la peinture, et praticien à certains égards si académique (y compris dans sa passion du nu, qui lui valut bien des déboires) que le conflit du style avec le sujet et le contexte touche souvent chez lui au sublime. rrrrrrOr cette pratique de la peinture, lexposition dOrsay et de Philadelphie a admirablement montré quelle était aussi faite dune pratique de la photographie. Lon retrouve par là lidée que seule vaut aux Etats-Unis, avant Pollock et même avant Stieglitz, la photographie, mais lon quitte du même mouvement le cadre des paradoxes français pour entrer dans... limpasse esthétique que continue à incarner, y compris aux Etats-Unis, le XIXe siècle américain. Les conservateurs phildadelphiens responsables de cette exposition ont fait oeuvre dinnovation, et sont allés dans le sens de lhistoire critique récente, en explorant comme jamais cela navait été fait lactivité photographique de Thomas Eakins. Sont ainsi révélées une pratique photographique (sous la forme de très nombreux portraits de proches et clichés de modèles, nus, costumés ou en compositions de groupes) et surtout peut-être une pratique picturale de la photographie (consistant notamment à projeter des études photographiques sur la toile pour y démarquer au crayon des segments de figures, ou encore à quadriller les études photographiques pour en décalquer les éléments du tableau) quon ne connaissait jusque-là que de manière vague (voir pour plus de détails les deux articles du catalogue sur le sujet, W. Douglass Paschall sur "L'artiste photographe", Mark Tucker et Nica Gutman sur "La photographie comme procédé pictural"). Par limportance donnée à la photographie dEakins dans laccrochage comme dans le catalogue, il est patent quon a là le principal enjeu muséographique de lexposition, même si les conservateurs nous invitent très justement et scrupuleusement à ne pas surestimer la valeur de ces photographies pour beaucoup dentre elles de simples clichés damateur. Même prudent et presque réticent, cet accent sur la photographie se combine avec le désintérêt dune grande partie du public pour les scènes de genre et surtout les portraits dEakins pour aboutir, bon gré mal gré, à une requalification dEakins comme photographe. Ce qui semble marquer le grand public et notamment celui dOrsay (grand public dont nous sommes, bien entendu), cest cette découverte : Eakins a été photographe, peut-être un grand photographe. Et de nous extasier devant ces clichés il est vrai fort troublants de nus, notamment cet autoportrait au modèle (Eakins nu porte une jeune fille nue) ou ce portrait de son épouse au cheval (un étalon à lencolure duquel elle semble sabandonner). Cest à croire que dès lors quon entre dans le cadre américain la hiérarchie académique du XIXe siècle sinverse : cest la photographie qui pourrait légitimer la peinture (et encore, par une sorte de raccroc) ; cest à laune de la photographie que la peinture devient regardable, au moins en tant que pratique, sinon en tant quart. rrrrrrA moins que lart américain (du moins avant Pollock) ne soit regardable et ne doive être regardé que dans la perspective iconologique ou idéologisante si fortement implantée aux Etats-Unis et si commode pour nos études de civilisation. Eakins (comme Homer, comme George Caleb Bingham, et même comme Mary Cassatt et limpressionnante population des impressionnistes américains, californiens, etc.) fournit effectivement un tableau précieux de sa société et de son époque, et toute la peinture américaine jusquà Pollock mais aussi après lui de Georgia OKeefe et ses coeurs de palmiers crypto-utérins, ou de Marsden Hartley et ses portraits cubistes de torses prussiens médaillés, à Warhol, Lichtenstein, voire Schnabel et Basquiat est susceptible de ces lectures référentielles qui dispensent par lavalanche de plus-value contextuelle de toute appréciation esthétique, et qui confirment si efficacement la grande sémiologie civilisationniste et nationaliste des images en vigueur depuis les Lumières. Sous couvert dAmerican studies puis de cultural studies, sest trouvé réactivé et sans cesse confirmé aux Etats-Unis depuis les années 1960, sinon plus tôt, un vieux paradigme comparatiste qui nous a valu des études toujours plus sophistiquées sur linscription et le masquage des catégories de nation, America, race, class, gender, sexual orientation dans la culture visuelle . Cette lourde tendance nest pas étrangère à la réévaluation progressive dun Thomas Eakins, implicitement promu par lexposition de cette année en peintre radical, sinon adultère, légèrement abusif et aimablement pédéraste. Elle nest pas étrangère non plus, en dépit des apparences, à la conjoncture qui a permis cette année à la Tate Gallery de présenter la plus ambitieuse exposition de peinture de paysage américaine du XIXe siècle jamais réalisée (American Sublime) ; je ne commenterai pas ici cette exposition, sauf pour souligner quelle a mis en valeur, à côté de tous les classiques souhaitables sur le sujet, un grand nombre de toiles très méconnues, et que pourtant elle a tendu à en rabattre la signification historique sur la problématique éculée du sublime américain et de sa signification nationale , en démontrant au passage comment ce sublime américain est aujourdhui devenu non seulement recevable outre-Manche, mais pour ainsi dire une valeur globale et aisément transmissible (voir sur ce point ladmirable Teachers Pack téléchargeable sur le site de la Tate). Le problème que soulève ce paradigme iconologique , certes beaucoup trop vaste pour quon puisse ici en discuter, nest pas quil produise des erreurs historiques (au contraire, il ne cesse de produire des découvertes intéressantes) : ce serait plutôt quil contribue de manière aussi puissante quinavouée à reconduire le partage tocquevillien (mais aussi stieglitzien) entre une Europe aristocratique et esthète (où lart existerait de façon autonome) et une Amérique démocratique et politique (où lart nexisterait que comme vecteur de messages sur la société), et par conséquent à cantonner lhistoire des relations transatlantiques des images à des débats de territorialité (entre Europe et Amérique, entre artistique et idéologique). Est-il possible de concevoir un espace (épistémologique, méthodologique) où ce partage ne serait plus structurant ? Est-ce même souhaitable, demanderont certains ? Je pense quune matrice de cet espace méthodologique est à chercher dans lhistoire de la photographie américaine, immense territoire où se déploient, au maximum de la tension entre lesthétique et le social, les variations créatrices de cet art sans normes ni culture quavaient décrit si brillamment en 1965 Pierre Bourdieu et son équipe. Dans cet espace, la notion de pratique de limage, ou de limage comme pratique, devrait avoir selon moi un rôle organisateur. Mais pour revenir à notre actualité muséographique, il faut bien convenir quelle ne prépare guère le public français de 2002 à comprendre lintérêt de cette perspective, malgré linfluence si grande de la lecture photographique de lart américain et malgré le nombre toujours croissant des expositions de photographie. Dabord parce quà de rares exceptions près, il nexiste toujours pas en France de muséographie de la photographie digne de ce nom. Les mois de la photo se succèdent, les initiatives institutionnelles et les coups de marketing se multiplient, les expositions foisonnent, mais il reste admissible, au Centre National de la Photographie, de présenter une importante rétrospective de l'oeuvre de Helen Levitt sans accompagner le parcours -chaotique- de l'exposition du moindre propos didactique. Au Musée Carnavalet, le havre depuis vingt ans des projets les plus intelligents qu'on ait pu voir à Paris, on annonce que la photographie n'est plus une priorité. A la Maison Européenne de la Photographie, la qualité de la muséographie est imprévisible d'une exposition à l'autre. On attend sur ce terrain le futur musée national spécialiste (au Jeu de Paume ?). Dans lintervalle, il faut surtout noter pour 2002 le formidable ratage qua été lexposition La photographie et le rêve américain à lHôtel de Sully (Patrimoine photographique), lun des lieux dexposition les plus féconds en photographie américaine classique de ces dernières années. Cette exposition, comme beaucoup de celles que présente Patrimoine photographique, était en fait la mise en valeur dune collection privée, celle du Californien Stephen White. Or cette collection, centrée sur le premier siècle de la photographie, est assez unique en son genre, et assez représentative de la photographie américaine at large : peu de grandes images dartistes consacrés, beaucoup de clichés anonymes, commerciaux, journalistiques et amateur (ensemble vague que le catalogue nomme photographie vernaculaire ), pour la plupart inconnus et même insolites, donnant à voir cette conjonction typiquement américaine entre le caractère codé et référentiel dun médium de masse et la singularité inimitable des lieux, des moments et des regards. Cette exposition très novatrice dans son iconographie aurait pu donner lieu non seulement à dintéressants cours de civilisation mais aussi à une réflexion approfondie sur la photographie américaine. Or ce qui tint lieu en loccurrence de réflexion est un discours idéologique édifiant couronné dans le catalogue par une préface de Bill Clinton sur le rêve américain et son caractère éternel. Ce discours était dautant plus déplacé que la tonalité générale des images était morose, nostalgique, voire carrément sinistre (images daccidents naturels et industriels, de répressions policières, portraits dAméricains misérables, etc.). Au-delà du contenu proprement aberrant de ce discours (qui faisait par exemple dune jeune ouvrière photographiée par Lewis Hine le visage du rêve), ce qui était stupéfiant était lidéologisation globale cette fois-ci dans un sens plutôt reaganien des images photographiques, de surcroît au sein dune entreprise tendant à faire la promotion dune collection privée. La photographie américaine devenait a contrario la preuve dun rêve américain toujours à relever, à mille lieues de toute intelligence de son origine pratique. rrrrrrJen arrive par là à une dernière remarque, sous forme dinterrogation. Comme toutes les autres manifestations de cette année 2001-2002 exceptionnellement riche, mais de manière particulièrement pressante, La photographie et le rêve américain me conduit à minterroger sur la conjoncture qui, juste après le 11 septembre, a poussé devant les regards du public français un tel déferlement dimages dAmérique. A lHôtel de Sully, dans la dernière section de lexposition, consacrée à la ville, on voyait une succession dimages certaines de New York qui résonnaient étrangement et pour tout dire tragiquement quelques mois après le 11 septembre, notamment quelques vues fuligineuses du skyline à-demi masqué par fumées et brouillards, qui ne pouvaient manquer de rappeler ou de suggérer à quel point limage de la ruine de la Ville a hanté limagination newyorkaise et américaine. Au-delà de ce cas particulier, sil est inutile dinterroger à cet égard les motivations des concepteurs des expositions concernées toutes programmées longtemps avant le 11 septembre 2001 , en revanche on peut scruter une coïncidence historique, ainsi que lintérêt très large quont suscité auprès du public français ces manifestations, ou du moins les plus importantes dentre elles. Tout dabord, cest dans un contexte de tension transatlantique et mondiale, alors que ladministration Bush jouait du menton et manifestait un certain mépris à légard des alliés européens, provoquant un vif regain dantiaméricanisme en France, quon a vu un grand nombre de musées français exposer de la photographie et surtout de la peinture américaine et de cette peinture antérieure à 1945, qui, justement parce quelle a toujours semblé imbue de clichés nationaux ou nationalistes, na jamais reçu beaucoup dattention ici. Ces manifestations témoignent certes surtout du dynamisme des musées et fondations américains, ainsi que des sponsors américains ou multinationaux, plutôt que de la vitalité de laction culturelle du Département dEtat, et le remarquable désengagement des Etats-Unis en matière de politique culturelle (du moins en Europe) coexiste comme souvent avec la vigueur accrue de linitiative privée ; il ny a là rien que de très banal au regard de lhistoire américaine. Cest donc du côté de la réception française, voire européenne, que la coïncidence est intéressante, et nous passons ici du paradoxe à une forme de pathos : comme si, au-delà des stratégies des musées concernés, lintérêt très vif du public pour les expositions Eakins, Made in USA ou American Sublime reflétait une forme de compassion plus ou moins formulée pour le peuple américain meurtri lautomne dernier. Comme si, plus précisément, le fait que les attentats du 11 septembre aient fait des Etats-Unis un pays ordinaire , cest-à-dire soumis au terrorisme (fût-il extraordinaire) et plus généralement à lhistoire (commune), rendait subitement lhistoire américaine plus attrayante et créait un désir (éventuellement voyeuriste) de visiter son patrimoine ou ce quil en reste, de jauger cette culture a priori neuve, industrielle, optimiste et naïve à laune cynique du jour daprès , et plus précisément encore de rechercher dans son passé artistique les signes avant-coureurs de la catastrophe. Comme si lintérêt pour Made in USA salimentait très précisément à un regard rétrospectif né du spectacle du USA Unmade , regard dans lequel des millions dhumains jeunes et moins jeunes, chrétiens, bouddhistes et athées autant que musulmans, communièrent le 11 septembre 2001 en éprouvant une jouissance plus ou moins inavouée. |
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