Transatlantica 4/ 2004
Rebecca SOLNIT. River of Shadows: Eadweard Muybridge and the Technological Wild West. New York:Viking Penguin, 2003. 305 p., index, ill. Lu par François Brunet (Université Paris 7 Denis Diderot) Le monde tel que nous le connaissons aujourdhui a commencé en Californie dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, et un homme du nom dEadweard Muybridge y fut pour beaucoup : ainsi souvre le prière dinsérer de ce nouveau livre de Rebecca Solnit, auteur déjà célèbre de plusieurs ouvrages sur la Californie et lOuest ainsi que dune histoire de la marche (Wanderlust). Muybridge, cest, bien sûr, le père (américain) du cinéma et lanalyste de la locomotion humaine et animale, accessoirement lun des plus grands photographes de lOuest américain au 19e siècle ; mais tandis que pour chacun de ces rôles il a été souvent surclassé dans lhistoriographie (par Etienne-Jules Marey et les frères Lumière pour la généalogie du cinéma, du moins en France, par Carleton E. Watkins pour la photographie paysagiste), sa carrière passablement erratique et émaillée par divers incidents sordides, dont le meurtre de lamant de sa jeune épouse, navait jamais, jusquici, reçu un éclairage aussi puissant. Ce livre nest pas, toutefois, une biographie, ou alors cest une éco-biographie , version grand public dun modèle écocritique qui, mélangeant écologie, régionalisme et cultural studies, connaît un succès croissant aux Etats-Unis, dans lOuest surtout. La thèse de Solnit est assez simple : de ses études géologiques à ses expériences chronophotographiques sur le cheval Occident de Leland Stanford, magnat du chemin de fer, gouverneur de lEtat et fondateur de luniversité qui porte son nom, et de ses expériences à la mise en uvre du zoopraxiscope et à la renommée internationale, Muybridge a été au centre de lascension technologique, économique et culturelle de la Californie à la fin du 19e siècle. La force de cette thèse est dassigner un contenu symbolique simple (quoique pas très original en lui-même) à lascension de la Californie : la conquête du mouvement, de lannihilation du temps et de lespace par le chemin de fer et de lorganisation par celui-ci de la temporalité moderne au cinématographe, en passant par lanalyse de la locomotion. Cest le mouvement, son accélération, son analyse et sa valorisation, qui servent de levier à cette ascension dune région qui, pour la première fois dans lhistoire des Etats-Unis, retourne le sens de lexpansion vers lest et produit ainsi le premier contrepoids régional important à linfluence de lespace atlantique. Aussi le désappointement du peintre animalier Meissonnier à la vue des figures du trot chevalin réalisées par Muybridge prend-il ici la valeur dun bouleversement géostratégique. Muybridge, Anglais de naissance qui retournera finir ses jours sur la Tamise après avoir, semble-t-il, aimé lespace de lOuest, a joué dans cette contre-expansion un rôle dinstrument, de catalyseur, et, sinon de commentateur (il écrivit fort peu), du moins dillustrateur, particulièrement doué. Et il faut savoir gré à Solnit de situer à sa juste place luvre du photographe le plus inventif de Yosemite, du technicien hors pair de la plaque de verre et de lauteur dun prodigieux panorama de San Francisco en 1877, sans parler de son rôle éminent dans la genèse de la chronophotographie et du cinéma, rôle que continue docculter en France linextinguible gloire posthume de Marey. Lhomme Muybridge ne sort sans doute pas grandi de cette relecture, car Solnit confirme son tempérament fantasque, voire dérangé, et surtout morne (séquelle, peut-être, dun grave accident de diligence en 1855) ; mais sa carrière, jusquici souvent résumée par lappât du gain, devient plus homogène et plus intelligible en servant de pivot à un récit alerte, captivant sinon toujours convaincant, de lessor de la Californie. Quant à ce récit, en dépit de ses récriminations à la Paul Virilio sur la disparition du temps ancestral et laccélération technologique comme source du monde global et de ses maux, il risque de passer, en France, comme lavatar régionaliste de la vieille antienne du modernisme américain. Il nest pas interdit, cependant, dy voir une bonne introduction à lhistoire culturelle de lère post-moderne. |
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