Transatlantica 4/ 2004
David M. LUBIN. Shooting Kennedy : JFK and the Culture of Images. Berkeley et Londres : University of California Press, 2003. 342 p., index, nombreuses ill. Lu par François Brunet (Université Paris 7 Denis Diderot) Voici un livre décapant, décoiffant et déroutant, qui a dores et déjà fait pas mal de bruit outre-Atlantique. Son auteur, David Lubin, enseigne lhistoire de lart à Wake Forest (Caroline du Nord), et il était déjà connu des américanistes comme lauteur de Picturing a Nation : Art and Social Change in Nineteenth-Century America (1994). Dans ce dernier livre, comme dans Titanic (1999), Lubin se montrait un historien de lart novateur, voire iconoclaste, en organisant la confrontation des genres et des registres du visuel peinture, photographie, chromos, réclames, cartes postales pour explorer les valeurs sociales et culturelles associées à limage du milieu du 19e siècle au début du 20e siècle. Cest cette méthode, emblématique des mutations plus générales de la discipline «histoire de lart » aux Etats-Unis depuis les années 1980, que Lubin systématise ici en la portant à une sorte de comble, voire au point de la rupture. Shooting Kennedy : ce titre digne dun film à grand spectacle (Saving Private Ryan, etc.) indique assez précisément le programme du livre, à savoir une relecture de la saga Kennedy (avec le 22 novembre 1963 en point dorgue) comme iconographie ou «texte visuel » culminant avec les 26 secondes du film de lassassinat par Abraham Zapruder. Il ne sagit donc pas, ici, de produire une nouvelle analyse de lévénement «lui-même » ou de ses tenants et aboutissants directs, mais de montrer que cet événement-phare de lhistoire contemporaine des Etats-Unis et de la guerre froide est indissociablement (voire prioritairement ?) un événement-clé de lhistoire du visuel. A suivre Lubin, le jeune président est obsédé par la mise en scène de chacun de ses faits et gestes ; plus généralement, la biographie de JFK, la saga du clan et la chronique de lassassinat et de ses suites sont traversées par léconomie politique des images, formant rien moins quune iconologie moderne où lauteur nous apprend à déceler laffleurement de mille et un archétypes plus ou moins attendus. Shooting Kennedy ressemble par là à un kaléidoscope, ou à une galerie des glaces, dans lequel chaque portrait de JFK et du clan (notamment Jackie) réfléchit une «culture des images » qui tend à englober toute lhistoire de lart occidental et toute la culture visuelle américaine de la statuaire antique à I Love Lucy et à Andy Warhol. Ce livre est donc une illustration brillante et souvent fascinante dune folle virtuosité de la thèse, chère à W.J.T. Mitchell, du «pictorial turn » réputé caractéristique de la période post-moderne, qui consiste à considérer que les paradigmes de limage et du visuel sont désormais dominants dans lécriture de lhistoire et la vie de la culture. Lexercice engendre cependant chez le lecteur un doute et même un certain malaise quant à la méthode suivie. Dabord, il y a le côté «autobiographie dune génération » inhérent à une entreprise qui trahit la familiarité vécue de son auteur, enfant et adolescent à lépoque des faits, avec le spectacle quotidien de la télévision et du paysage urbain américains ; si le résultat en forme de jeu de piste est entraînant, il semble difficilement vérifiable et peu transmissible, dautant que ses appuis sont moins dans lhistoriographie que dans la culture populaire et journalistique. Ensuite, la technique du rapprochement intericonique et intermédial, si fulgurants en soient les aperçus, nest que rarement justifiée dans ses attendus comme dans ses choix ; quun buste de Phidias soit larchétype de la pose de JFK à la tribune est plausible, sans plus, et tend à conférer à la «culture des images » une universalité qui paraît problématique au regard même du propos de confusion des genres et des registres qui anime lenquête. Enfin, les historiens des années soixante seront légitimement gênés par un projet qui tend à dissoudre une historicité épaisse et complexe dans une visualité hypertrophiée, faussement transparente, et violemment anti-linéaire. Mais 1963 est aussi, à peu de chose près, lépoque de la parution de The Image, or What Happened to the American Dream de Daniel J. Boorstin, qui, longtemps avant Baudrillard et sa «précession des simulacres», dénonçait avec virulence lemprise des «pseudo-événements» sur la vie sociale et politique américaine ; et le livre de David Lubin est, quarante ans plus tard, le premier test historiographique denvergure des hypothèses de Boorstin. On accordera en outre à son auteur que, dans un contexte où les études de «culture visuelle» (inspirées par Baudrillard et Guy Debord plus que par Boorstin) se réduisent trop souvent à une rhétorique désincarnée, il a réussi un petit exploit en donnant un corps concret et une certaine vigueur heuristique à cette culture visuelle. |
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