Transatlantica 4/ 2004

 

John Lewis GADDIS. Surprise, Security and the American Experience. Cambridge, Harvard U.P, 2004, 150 pages, 18,95 $. Lu par Pierre Guerlain (Université Paris X Nanterre).

Ce petit livre est un bel objet, agréable à tenir, bien relié et imprimé de la plus belle façon. Il regroupe des conférences tenues par l'auteur à la New York Public Library en 2002. John Lewis Gaddis est professeur à Yale, il est l'un des historiens de la politique étrangère les plus connus et reconnus dans sa discipline aux Etats-Unis. Sa première conférence s'intitule "A Morning at Yale" et sa conclusion "An Evening at Yale". Le matin dont il est question dans le chapitre d'introduction est celui du 11 Septembre 2001 et l'auteur raconte qu'il était à une soutenance de thèse lorsque les attaques ont eu lieu à New York et qu'il a continué cette soutenance tout en étant informé des événements du World Trade Center. Puis, il a suivi la suite à la télévision.

Cette touche personnelle se comprend aisément lorsque l'on apprend que les conférences que Gaddis a donné s'appelaient des "memorial lectures". L'auteur part du personnel pour aller vers le conceptuel et réexaminer toute l'histoire américaine à la lumière de l'effet de surprise des actes criminels commis ce jour là. L'effet de choc du 11 septembre est donc pour lui l'occasion de chercher dans l'histoire des éléments d'explication. Il revient ainsi tout naturellement à la guerre de 1812-1814 car c'est en 1814 que les Etats-Unis avaient été touchés au cœur pour la dernière fois. (Pearl Harbor n'avait pas touché les états contigus du continent américain).

Dès la page 13, Gaddis énonce une règle concernant les Etats-Unis: "…safety comes from enlarging, rather than contracting, its sphere of influence". L'historien en vient à présenter la formulation de la politique étrangère américaine mise au point par John Quincy Adams, qui, on le sait, est l'inspirateur de ce que l'on connaît sous le nom de doctrine Monroe. Pour Gaddis, Adams est l'inventeur des concepts que l'on associe généralement à l'équipe de George W. Bush, tels que la préemption, l'unilatéralisme et l'hégémonie. Gaddis va donc mettre à jour des parallèles entre le présent d'après le 11 septembre et le passé d'après l'attaque britannique contre Washington qui fut incendiée en 1814.

Ainsi, Adams organisa l'expansion des Etats-Unis en Floride en utilisant l'argument bien connu aujourd'hui de la légitimité d'une intervention "préemptive" dans un état failli (failed state). Il avait approuvé l'incursion de Jackson dans cette colonie espagnole au nom de ce principe que l'Administration Bush n'a fait que renommer. Principe invoqué par d'autres comme Polk, Theodore Roosevelt, Taft et Wilson et qui donc fait partie d'une tradition et d'une école en politique étrangère. On notera ici le style peu respectueux des autres peuples dans ce second chapitre. Par exemple, p. 16 : "There were, as well, what we would today call 'non-state actors'—native Americans, pirates, marauders, and other free agents—ready to raid lightly defended positions along an advancing frontier." Phrase étonnante qui a des accents turneriens où l'on voit la Frontière menacée par des "pirates et des maraudeurs", en somme la civilisation rencontrant la barbarie. On croyait ce discours de célébration aux relents xénophobes dépassé mais il est bien tenace puisqu'il survit dans le texte d'un professeur de Yale.

Gaddis montre ensuite la continuité historique entre Adams et Bush en ce qui concerne l'unilatéralisme et au passage récuse, à juste titre à mon avis, le terme d'isolationisme qui n'a jamais caractérisé les Etats-Unis, lesquels ont surtout cherché à éviter les "entangling alliances" sans s'isoler du monde comme le Japon l'a fait, par exemple. La continuité historique n'est pas constante car l'unilatéralisme d'Adams s'est arrêté avec Franklin Roosevelt qui a lancé une autre tradition. Même travail d'historien en ce qui concerne l'hégémonie, Gaddis souligne que la seule différence était qu'Adams visait une hégémonie continentale alors que Bush en envisage une mondiale.

La fin de ce chapitre stimulant sur le plan historique et qui donne à la science politique de la profondeur comporte un autre passage troublant. Gaddis évoque un échange qui eut lieu en 1962 entre celui qu'il appelle "the greatest authority on the foreign policy and grand strategy of John Quincy Adams", Samuel Flagg Bemis, et un étudiant qui lui avait fait remarquer que la guerre contre le Mexique en 1846-48 avait été un acte d'agression de la part des Etats-Unis. Bemis aurait répondu que, oui c'était une agression, puis "But you wouldn't want to give it all back, would you?" (p. 32). Si un doute concernant l'interprétation de ce récit subsistait encore, il est levé à la page suivante lorsque Gaddis écrit : "We've tended in recent years to condemn the methods even as we've continued to enjoy—now seek to extend—the benefits." Ainsi donc Gaddis s'inscrit lui-même dans une lignée de partisans de la destinée manifeste et de l'impérialisme qu'un étudiant mettait déjà en cause en 1962.

Le chapitre 3 porte sur le XXe siècle et renvoie bien sûr à la surprise de Pearl Harbor et à ses conséquences. En ce sens, 1941 marque la fin d'une certaine forme de protection par isolement géographique et 2001 la fin totale de cette protection géographique. Gaddis analyse l'originalité de la politique étrangère de FDR. Roosevelt réussit ainsi à étendre l'hégémonie américaine sans passer par l'unilatéralisme et la préemption. C'est lui qui fit passer l'hégémonie au cadre mondial mais en passant par la constitution d'alliances avec d'autres puissances. Hégémonie qui passait, selon Gaddis, par le consentement des alliés et donc était multilatérale.

L'auteur passe ensuite au 11 septembre 2001 où les Etats-Unis n'ont pas été attaqués par un état mais par un mouvement terroriste qui existe en divers points du globe. L'auteur, voulant marquer la cassure entre la Guerre Froide et le 21e siècle a tendance à idéaliser la position des Etats-Unis : "…Americans were remaking the world, or so it appeared, to resemble themselves. And the world, it also seemed, was not resisting."(p. 76). Choc donc sur le plan des représentations avec les attaques du 11 septembre. Choc que l'historien aurait pu mettre à profiter pour interroger précisément l'histoire de la politique étrangère américaine et de son impact sur le reste du monde, comme l'a fait, par exemple, Eric Foner. Il n'en est rien.

Gaddis présente alors la doctrine Bush qui constitue un genre de retour aux idées d'Adams et conduit à redéfinir la souveraineté des nations : la préemption signe la fin de la souveraineté des états terroristes ou qui protègent des terroristes, tels qu'ils sont définis par l'Aministration américaine. Puis, l'auteur semble s'aligner sur les idées de cette dernière, il écrit : "Bush suggests two explanations, both of which most political scientists—not all—would find plausible. The first is that the other great powers actually prefer management of the international system by a single hegemon as long as it's a relatively benign one."(p. 88) On retrouve une vieille idée de générosité typiquement américaine et une certaine fermeture aux idées du monde. A la page suivante, Gaddis explique qu'il y a un quasi-consensus chez les chercheurs pour dire que ce n'est pas la pauvreté qui cause le terrorisme mais la frustration de ne pas avoir d'institutions représentatives dans leurs pays et que donc toute opposition doit s'exprimer sur le plan religieux. Gaddis ensuite semble croire son président sur parole lorsque celui-ci déclare vouloir démocratiser le monde (spread democracy everywhere).

A partir de là le chercheur devient propagandiste de thèses gouvernementales. Il ne semble pas savoir que l'hégémonie américaine n'est pas très populaire dans la plupart des pays du monde, y compris en Grande-Bretagne le meilleur allié des Etats-Unis en Europe, que l'idée d'une générosité spéciale des Etats-Unis est ridiculisée et que Ben Laden n'est pas un très chaud partisan des institutions représentatives. Ce qui le gène n'est pas l'absence de démocratie en Arabie saoudite mais la présence "d'infidèles" sur le sol de la "patrie de l'islam". Il semble oublier aussi que les Etats-Unis, et particulièrement la famille Bush aux deux présidents, n'ont pas de vraie objection à ce que la démocratie n'existe pas dans ce pays, ni dans celui libéré en 1991, le Koweït. Plus loin, il parle de la joie des Afghans qui se rasent la barbe et des Afghanes qui retirent leurs burqas ce qui semble indiquer qu'il n'a pas beaucoup suivi l'actualité de ce pays toujours en guerre qui vit dans le chaos. Il aurait dû consulter le site du Pew Research Center pour savoir quelle était l'image des Etats-Unis dans divers pays du monde et peut-être lire Arundhati Roy. Même un auteur aussi peu contestataire que Walter Russel Mead écrit, en 2004 également,"Poll after poll showed that the United States was increasingly seen as the chief threat to world peace. Within months of September 11, the indispensable nation was becoming the indefensible nation." (Power, Terror, Peace, And War, p. 5).

Les quelques phrases citées en début de ce compte-rendu indiquent que Gaddis va dans une direction prévisible. Il est assez insensible aux autres peuples, américano-centré et convaincu de la bonté de l'empire américain. Les empires sont critiqués, ils ont une mauvaise réputation mais a-t-on pensé qu'ils apportent aussi "l'ordre, la prospérité et la justice" ? (p. 106). L'historien glisse dans l'idéologie et l'apologie : "Apart from two glaring exceptions—the persistence of slavery, and the persecution of native Americans—there was no compelling desire to construct a formal empire against the wishes of those included within it." écrit-il p. 108. A part l'esclavage, le génocide (réduit ici à de la simple persécution) et de multiples interventions armées, la domination américaine est plutôt bienveillante. L'histoire, comme les autres disciplines en sciences sociales, a pourtant connu quelques bouleversements depuis les années 50 et la "consensus history" et ce style impérial et ethnocentrique semblait avoir sinon disparu du moins perdu sa place au centre du monde universitaire! Gaddis est un historien véritablement réactionnaire au sens premier du terme et il propose un retour à une histoire américaine de la célébration qui gomme ou minimise toutes les taches et les points noirs.

Le dernier chapitre continue dans la même veine. "For however imperial we've become, we've held on to liberty. Lincoln, as in so many other things, had it right. We are, if not the last hope of earth, then certainly in the eyes of most of its inhabitants still the best. "(p. 115). Une nouvelle fois, Gaddis montre sa méconnaissance du monde hors des Etats-Unis et sa projection idéologique qui lui fait voir le monde comme il voudrait qu'il soit. Cette faiblesse affecte tout son travail qui est recevable lorsqu'il s'intéresse aux évolutions doctrinales en matière de politique étrangère mais très limité dès qu'il faut prendre en compte des données non américaines, ce qui est plutôt gênant pour un ouvrage portant précisément sur l'international.
Gaddis se montre incapable de comprendre que le 11 septembre doit s'appréhender en partie à partir de telles données non américaines. Il refuse d'aller plus loin que Bush dans son analyse et de voir que les interventions américaines ne sont pas perçues comme bienveillantes, que les actions des Etats-Unis produisent des effets en retour (blowback) dont certains sont meurtriers mais doivent se comprendre historiquement. Voilà donc un universitaire qui passe le génocide des amérindiens par pertes et profits et ne ressent que la douleur du 11 septembre. Prisonnier d'une idéologie de la bienveillance américaine, aveugle aux méthodes d'appropriation des terres de l'autre, Gaddis tout simplement ne comprend pas l'étranger et les étrangers. Ce sont précisément ces rhétoriques du déni de l'autre qui sont la source de la plus grande hostilité et donc facteur d'insécurité pour les Etats-Unis.

Je termine par une citation d'Eric Foner qui est comme une réponse à Gaddis :

The self-absorbed, super-celebratory history promoted in the aftermath of September 11 -- a history lacking in nuance and complexity -- will not enable students to make sense of our increasingly interconnected world. We need a historical framework that eschews pronouncements about our own superiority and prompts greater self-consciousness among Americans and greater knowledge of those arrayed against us.
"Rethinking American History in a Post-9/11 World" from History News Network , September 6, 2004

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