|
Yves-Charles GRANDJEAT. John Edgar Wideman. Le feu et la neige. Paris : Belin, 2000. 128 p. 50 F. http://www.editions-belin.com. Lu par Nathalie Cochoy (Université Toulouse-Le-Mirail)
John Edgar Wideman, auteur noir américain contemporain, est généralement connu en France pour la complexité de son écriture. Luvre de Wideman paraît en effet déroutante : le brouillage vertigineux des repères narratifs, la porosité des frontières entre réalité et fiction, la dislocation soudaine de la syntaxe, emportée par la violence dun témoignage ou par la pulsation dun blues, brisent les modes de pensée et de lecture traditionnels. Or, selon Yves-Charles Grandjeat, auteur de ce très bel ouvrage de la collection Voix Américaines, la désorientation esthétique que pratique Wideman relève dun véritable projet politique et moral : en refusant lordre rigide des règlements immuables, en luttant formellement contre la pensée fixiste et divisionniste qui alimente le racisme, lauteur sollicite une altération du regard et de la conscience une transformation des réflexes de lecture et une authentique rencontre avec lAutre.
Dans le plus grand respect de lénergie doublement déconstructrice et métamorphique qui parcourt le vaste corpus de romans, nouvelles, essais et entretiens de Wideman, létude dY.-Ch. Grandjeat conjugue avec souplesse et finesse une analyse experte des stratégies discursives, des motifs récurrents dans le texte et une traversée initiatique de la poétique fluide et imprévisible de lauteur. Jonglant (dribblant ?) avec des exemples toujours soigneusement sélectionnés et explorés, Y.-Ch. Grandjeat propose une lecture transversale de luvre de Wideman. Il fait dabord surgir des liens entre les textes, montrant que lart de la fragmentation et du décentrage auquel sadonne lauteur prélude à linvention dun univers relationnel, régi par linterdépendance et la complémentarité. Ce constat lamène à dévoiler le formidable pouvoir de régénération où lauteur puise pour surmonter les souffrances qui le hantent. En effet, Y.-Ch. Grandjeat montre combien le démantèlement des structures, la défaillance du langage, ou au contraire les relances affolées de lénonciation, la prolifération des images hallucinatoires et apocalyptiques témoignent de linquiétude dun écrivain impuissant à nommer lindicible. Lindicible, cest dabord la tragédie de lHistoire collective (lesclavage et ses conséquences létreinte fatale qui accole linnocence à la violence dans les villes) et de la biographie familiale (lemprisonnement du frère, la perte du fils). Lindicible, cest encore la défection coupable des pères face au cataclysme de lhorreur et de linhumain. Mais, souligne Y.-Ch. Grandjeat, lécriture de Wideman nest pas désespérée. Comme le blues qui toujours associe la douleur et la joie, elle se ressource à la tradition afro-américaine et trame un tissu de voix entremêlées pour couvrir les blessures du passé et accueillir laltérité. Aux flambées de violence répond un floconnement dhistoires, dansant dans lespérance dun devenir commun. Sérieux et convaincant, louvrage dY-Ch. Grandjeat parvient aussi à éclairer la magie musicale et lyrique de lauteur. La justesse et lélégance de son expression sont, plus encore quune invitation au passage par luvre de Wideman, une initiation au partage dun sincère bonheur de lecture.
|