Transatlantica 3/ 2003
Thierry GILLYBOEUF. Thornton Wilder: Lhomme qui a aboli le temps. Paris: Belin, 2001. 127p. Lu par Patricia Bleu (Université Stendhal-Grenoble 3). Thierry Gillyboeuf semploie à (dé)montrer la complexité et la-temporalité dune oeuvre qui se démarque nettement de celles de ses contemporains de la génération perdue, tout en étant travaillée par le même besoin de renouvellement que la leur. A cet égard, on peut lui reprocher davoir fait la part trop belle à Wilder en le comparant à Proust, Thomas Mann ou Joyce et sétonner quil ne lait pas davantage contextualisé. Le premier chapitre « Un écrivain protéiforme » souligne le caractère expérimental de lécriture de Wilder, qui refuse de « sétablir dans une forme littéraire » (15). Son théâtre, tout comme ses romans, relèvent cependant du même propos, le fatum, dont Wilder décline les modalités dans un présent immuable, censé traduire le malaise de lhomme moderne et le caractère universel de la destinée. Ancrée dans limaginaire, loeuvre échappe à son temps et fait de lauteur « une sorte de classique moderne du 18° » (21). Le second chapitre, « Neuf ambitions », passe en revue les faits marquants de lexistence de Wilder et les met en relation avec son oeuvre. Ce bel effort de synthèse permet de voir à quel point lune et lautre sont dominées par des ambitions contradictoires, génératrices de tensions, telles que « la rigidité calviniste et ses aspirations esthétiques, les cultures américaine et européenne, la stricte soumission et le rêve dévasion » (23). La « crise parricide » (25), esquissée par personnages interposés dans The Skin of our Teeth (1942), est au centre du roman The Ides of March (1948) avant dêtre résolue vingt ans plus tard dans un autre roman The Eighth Day (1967). Mais cest avec The Bridge of San Luis Rey (1927) que Wilder est entré en littérature. Ce roman philosophique est prétexte à « sonder la relation entrelacée entre la libre volonté individuelle et le concept de destinée universelle » (34) quil développera dans le reste de son oeuvre. Outre les talents de conteur de Wilder, il révèle son ironie pleine de subtilité ainsi que son humanisme. Salué par Gertrude Stein pour son roman Heavens My Destination (1935), il sefforce à sa suite de transcrire le « comment des choses » (37) et soriente résolument vers le théâtre. Our Town (1938) est le fruit de cette réflexion qui débouche sur « la célébration de la vie quotidienne et ordinaire quelle transcende. » (39). Suivront plusieurs pièces que Thierry Gillyboeuf analyse avec beaucoup de pertinence tant en ce qui a trait aux sources quaux moyens techniques et aux enjeux philosophiques, ce qui lamène à conclure que Wilder « nest en aucun cas un plagiaire, mais bien un créateur. » (44) qui « affirme sa foi en lesprit humain » (52). Le troisième chapitre, « Pour une téléologie », est consacré à létude des sept romans de Wilder où celui-ci explore « lamour sous toutes ses formes et toutes ses dimensions » (54) ainsi que le temps. Confirmant les propos de Wilder dans The Bridge of San Luis Rey « The whole purport of literature is the notation of the heart », Thierry Gillyboeuf y voit le moteur de loeuvre tout en lassociant au manque, à linstar de ce qui se passe chez Proust. Sans aller jusquà plaider ouvertement pour lhomosexualité, Wilder ouvre un « espace dans lequel lhomosexualité implicite est validée » (75), notamment dans The Ides of March. On retrouve dans ce chapitre le remarquable esprit de synthèse de lauteur, mais on se prend à regretter que cette piste, sitôt amorcée, tourne court alors quelle semblait devoir mener au coeur même de loeuvre et rendre compte de son inlassable questionnement sur le mystère de lêtre et la place de lhomme dans lunivers. Les deux derniers chapitres, « Le métathéâtre » et « Géographie de limaginaire », insistent sur le caractère novateur des techniques dramaturgiques de Wilder qui incitent les spectateurs à sinterroger sur la nature du théâtre et à coopérer à la création de la pièce, leur donnant ainsi « le sentiment que la réalité de leurs vies est entremêlée à celle du théâtre » (89). Ce faisant, Wilder leur permet de sinscrire plus profondément dans leur propre réalité, car il « parvient à saisir et à exprimer intensément la quintessence de lidentité américaine » (106). Wilder reformule ainsi de façon moderne le mythe originel de lidentité américaine « atteignant ainsi à lindividuel qui en est lessence, et à luniversalité dont elle procède » (106). Du même coup, il libère, ou plutôt, il suspend le temps. Au terme de ce parcours, on ne peut quêtre reconnaissant à Thierry Gillyboeuf de nous avoir guidé dans les méandres dune oeuvre dont léclectisme répond à une nécessité intérieure, contraignant lécrivain à explorer les modalités de lêtre confronté à lénigme de la destinée humaine. Il reste à se demander si cette louable tentative contribuera à rendre son lustre à une oeuvre éclipsée par celles de ses contemporains auxquelles, il est vrai, elle ne gagne rien à être comparée. Elle est peut-être plus en phase avec notre génération dans la mesure où elle saffranchit des idéologies et des conventions. |
|