Transatlantica 3/ 2003

 

Thierry GILLYBOEUF. Thornton Wilder: L’homme qui a aboli le temps. Paris: Belin, 2001. 127p. Lu par Patricia Bleu (Université Stendhal-Grenoble 3).

L’ouvrage de Thierry Gillyboeuf apparaît comme une tentative de réhabiliter un auteur tant soit peu oublié de nos jours, mais qui eut son heure de gloire dans les années trente et quarante aux Etats-Unis. Reconnu comme auteur à succès, surtout en tant que dramaturge, il obtint par trois fois le prix Pulitzer, en 1927 pour son roman The Bridge of San Luis Rey, en 1938 et en 1942 pour deux de ses pièces de théâtre, Our Town et The Skin of our Teeth. Il fut, de surcroît, le premier écrivain à recevoir la “National Medal for Literature” en 1965.

Thierry Gillyboeuf s’emploie à (dé)montrer la complexité et l’a-temporalité d’une oeuvre qui se démarque nettement de celles de ses contemporains de la génération perdue, tout en étant travaillée par le même besoin de renouvellement que la leur. A cet égard, on peut lui reprocher d’avoir fait la part trop belle à Wilder en le comparant à Proust, Thomas Mann ou Joyce et s’étonner qu’il ne l’ait pas davantage contextualisé.

Le premier chapitre « Un écrivain protéiforme » souligne le caractère expérimental de l’écriture de Wilder, qui refuse de « s’établir dans une forme littéraire » (15). Son théâtre, tout comme ses romans, relèvent cependant du même propos, le fatum, dont Wilder décline les modalités dans un présent immuable, censé traduire le malaise de l’homme moderne et le caractère universel de la destinée. Ancrée dans l’imaginaire, l’oeuvre échappe à son temps et fait de l’auteur « une sorte de classique moderne du 18° » (21).

Le second chapitre, « Neuf ambitions », passe en revue les faits marquants de l’existence de Wilder et les met en relation avec son oeuvre. Ce bel effort de synthèse permet de voir à quel point l’une et l’autre sont dominées par des ambitions contradictoires, génératrices de tensions, telles que « la rigidité calviniste et ses aspirations esthétiques, les cultures américaine et européenne, la stricte soumission et le rêve d’évasion » (23). La « crise parricide » (25), esquissée par personnages interposés dans The Skin of our Teeth (1942), est au centre du roman The Ides of March (1948) avant d’être résolue vingt ans plus tard dans un autre roman The Eighth Day (1967). Mais c’est avec The Bridge of San Luis Rey (1927) que Wilder est entré en littérature. Ce roman philosophique est prétexte à « sonder la relation entrelacée entre la libre volonté individuelle et le concept de destinée universelle » (34) qu’il développera dans le reste de son oeuvre. Outre les talents de conteur de Wilder, il révèle son ironie pleine de subtilité ainsi que son humanisme. Salué par Gertrude Stein pour son roman Heaven’s My Destination (1935), il s’efforce à sa suite de transcrire le « comment des choses » (37) et s’oriente résolument vers le théâtre. Our Town (1938) est le fruit de cette réflexion qui débouche sur « la célébration de la vie quotidienne et ordinaire qu’elle transcende. » (39). Suivront plusieurs pièces que Thierry Gillyboeuf analyse avec beaucoup de pertinence tant en ce qui a trait aux sources qu’aux moyens techniques et aux enjeux philosophiques, ce qui l’amène à conclure que Wilder « n’est en aucun cas un plagiaire, mais bien un créateur. » (44) qui « affirme sa foi en l’esprit humain » (52).

Le troisième chapitre, « Pour une téléologie », est consacré à l’étude des sept romans de Wilder où celui-ci explore « l’amour sous toutes ses formes et toutes ses dimensions » (54) ainsi que le temps. Confirmant les propos de Wilder dans The Bridge of San Luis Rey « The whole purport of literature is the notation of the heart », Thierry Gillyboeuf y voit le moteur de l’oeuvre tout en l’associant au manque, à l’instar de ce qui se passe chez Proust. Sans aller jusqu’à plaider ouvertement pour l’homosexualité, Wilder ouvre un « espace dans lequel l’homosexualité implicite est validée » (75), notamment dans The Ides of March. On retrouve dans ce chapitre le remarquable esprit de synthèse de l’auteur, mais on se prend à regretter que cette piste, sitôt amorcée, tourne court alors qu’elle semblait devoir mener au coeur même de l’oeuvre et rendre compte de son inlassable questionnement sur le mystère de l’être et la place de l’homme dans l’univers.

Les deux derniers chapitres, « Le métathéâtre » et « Géographie de l’imaginaire », insistent sur le caractère novateur des techniques dramaturgiques de Wilder qui incitent les spectateurs à s’interroger sur la nature du théâtre et à coopérer à la création de la pièce, leur donnant ainsi « le sentiment que la réalité de leurs vies est entremêlée à celle du théâtre » (89). Ce faisant, Wilder leur permet de s’inscrire plus profondément dans leur propre réalité, car il « parvient à saisir et à exprimer intensément la quintessence de l’identité américaine » (106). Wilder reformule ainsi de façon moderne le mythe originel de l’identité américaine « atteignant ainsi à l’individuel qui en est l’essence, et à l’universalité dont elle procède » (106). Du même coup, il libère, ou plutôt, il suspend le temps.

Au terme de ce parcours, on ne peut qu’être reconnaissant à Thierry Gillyboeuf de nous avoir guidé dans les méandres d’une oeuvre dont l’éclectisme répond à une nécessité intérieure, contraignant l’écrivain à explorer les modalités de l’être confronté à l’énigme de la destinée humaine. Il reste à se demander si cette louable tentative contribuera à rendre son lustre à une oeuvre éclipsée par celles de ses contemporains auxquelles, il est vrai, elle ne gagne rien à être comparée. Elle est peut-être plus en phase avec notre génération dans la mesure où elle s’affranchit des idéologies et des conventions.

Retour au sommaire des comptes rendus