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Marie-Claude FELTES-STRIGLER. La Nation Navajo : Tradition et développement. Paris : LHarmattan, 2000. 404 pages. Lu par Bernadette Rigal-Cellard.
Cet ouvrage est la version remaniée de la thèse de lauteur, dirigée par Elise Marienstras, qui permettra au public français de sortir des généralités sur les Amérindiens en montrant comment un groupe particulier, les Diné ou Navajos, a vécu depuis les Conquêtes espagnole et américaine et surtout comment aujourdhui il forme une communauté démographique et économique importante dans le Sud-Ouest, en fait la communauté indigène la plus nombreuse des Etats-Unis. La problématique est classique : comment faire face aux défis de la modernisation, voire de la mondialisation tout en restant navajo, mais la démonstration est nouvelle car il sagit avant tout dun traité sur léconomie dune tribu/nation.
Lauteur a effectué de longs séjours dans la réserve des Navajos afin de se documenter, et son analyse, quelle définit comme « ethnohistorique économique », repose à la fois sur des sources premières, rapports administratifs, commerciaux, tant fédéraux que tribaux, sur la littérature existant sur la question, sur la presse locale, sur son observation personnelle et sur de nombreux entretiens.
Lintroduction retrace rapidement lévolution du terme de nation sous lequel les gouvernements ont rassemblé divers groupes pour faciliter leur administration avant que les intéressés eux-mêmes ne le revendiquent pour affirmer leur importance, ce que fit le conseil tribal navajo en 1969. Lauteur souligne très vite linconfort de la position des Diné : ils nont quune marge de manuvre étroite « parce quils nont pas de base économique solide », et la suite de louvrage démontrera quils travaillent avec un relatif succès à lélargir. Sont aussi abordés le problème de létrange souveraineté dont bénéficient les nations amérindiennes, ces fameuses « domestic dependent nations », et celui de la tradition ou transmission des valeurs aux générations suivantes, car « le passé est un moyen dorganisation du futur. »
La première partie résume lhistoire de la tribu diné : larrivée dans la zone actuelle, les relations avec ses voisins les Pueblos, la déportation en 1864 à Bosque Redondo, équivalent à lOuest peu connu du célèbre Chemins des Larmes des Cherokees à lEst, retour dans les terres ancestrales de Dinetah. Comme elle se concentre sur lactivité économique, M.C. Strigler détaille les modes délevage des moutons dès les premières années, suite à larrivée des Espagnols, et les mutations de léconomie au début du vingtième siècle, lextension de lélevage et sa réduction, associée au développement de lartisanat, tissage et argenterie, qui fait la célébrité des Navajos de nos jours. Les variations du régime foncier sont précisément expliquées afin que le lecteur saisisse lassise des divers développements économiques. Les programmes de réduction des troupeaux, les plans de pacage sont tous solidement documentés, de même que les améliorations de léquipement de la réserve en routes, écoles, industries, et limpact des travaux dextraction minière et pétrolière après la seconde guerre mondiale, sur les revenus et sur lhabitat (la maison américaine remplace le hogan), les moyens de transport, le chauffage, etc.
La deuxième partie intitulée « La colonie américaine » est axée sur la deuxième moitié du vingtième siècle et les défis engendrés par la richesse minière du sous-sol navajo en pétrole, gaz, charbon et uranium, mais aussi par la gestion de la rareté de leau dans cette réserve dont une bonne partie est semi aride. Lauteur analyse les divers projets que les Navajos mettent en uvre avec le soutien de lÉtat fédéral : ainsi le projet dirrigation des Navajos, le NIIP, ambitieux et unique, qui va lencontre du gâchis perpétré par les autres Américains de la région, ou celui de la gestion des forêts. Le livre ne manque pas de poser le problème capital de la destination des bénéfices de ces ressources. Il est bien évident que les Navajos se retrouvent dans la position de bien des peuples exploités puisque en tant que tribu indienne ils ne possèdent pas leur territoire et demeurent sous contrôle du fédéral, ce qui les empêche encore à ce jour de faire accéder tous leurs membres à un niveau de vie correct, à la hauteur de la richesse des ressources naturelles.
La troisième partie part des données économiques de la deuxième pour les examiner à la lumière diné, cest-à-dire quelle analyse la vision holistique que les Navajos ont de leur développement économique actuel dans lequel la spiritualité conserve la première place. Le rôle controversé du conseil tribal navajo est abordé, notamment ses agissements sous la présidence du célèbre Peter McDonald dans les années quatre-vingt. Lauteur montre comment les intérêts économiques et politiques du conseil ne satisfaisaient pas tous les administrés qui souhaitaient que leur spiritualité et leurs traditions soient respectées lors des diverses transactions commerciales, et des projets de développements du territoire. La perception du monde en tant quensemble beau et harmonieux ne peut saccommoder de lexploitation agressive de la terre. Si de telles croyances sont maintenant assez bien connues, il nen va pas de même des relations familiales très complexes que lauteur décrit : notamment le système de crédit familial, le « système indien de sécurité sociale » qui forcera celui qui monte « sa petite entreprise » à financer tous les projets de sa famille étendue, sans guère despoir dêtre remboursé, lépargne nentrant que très lentement dans les murs, ce qui provoque souvent sa faillite ; ou encore les balbutiements de lesprit de compétition à loccidentale qui semble être le seul garant de la réussite économique. Les conséquences économiques de la vision que les Navajos ont de la mort (et que connaissent tous les lecteurs de Tony Hillerman !) sont également dommageables puisquon fera brûler non seulement lhabitation du mort mais aussi son entreprise, son magasin, ou celui dans lequel il est mort. Les derniers chapitres détaillent les tout derniers développements sur la réserve, laugmentation du chômage mais aussi les possibilités damélioration qui seraient apportées par le tourisme et les casinos, elles aussi très critiquées par les traditionalistes. Ainsi par deux référendums successifs, les Navajos ont refusé l'ouverture de casinos sur leur réserve, contrairement à la volonté du gouvernement tribal.
Les options politiques des Navajos sont étudiées de près par dautres tribus. Il faudra consulter aussi le livre-manifeste de Peter J. Ferrara qui, abordant le même sujet mais dans une veine moins équilibrée et moins holistique, démontre que seul laccès à la véritable souveraineté tribale peut libérer les Indigènes de lassistance sociale et « enable each tribal member to enjoy the fruits of properity that have become the staples of the American dream » : The Choctaw Revolution: Lessons for Federal Indian Policy, sur le succès économique des Choctaws du Mississippi sous limpulsion du Chef Phillip Martin (Washington, DC: Americans for Tax Reform Foundation, 1998).
En conclusion, le livre de M.C. Feltes-Strigler est passionnant car il se concentre sur un sujet peu abordé dans les études indiennes, celui de léconomie au jour le jour, depuis les projets gouvernementaux jusquaux détails des transactions familiales, et démontre comment la gestion du quotidien matériel dépend de la vision spirituelle que partagent les individus. On assiste ici à la lente éclosion de léthique du travail à loccidentale dans un milieu allogène, à la fois séduit par les possibilités quelle offre et craintif devant les contraintes quelle impose, tout particulièrement lallégeance totale de la personne physique et morale. Louvrage est à recommander à tous ceux qui veulent comprendre le fonctionnement actuel dune communauté indigène, loin des théories et des bons sentiments.
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