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Annick DUPERRAY. Paul Auster, les ambiguïtés de la négation. Paris : Editions Belin, 2003. 126 pages. Lu par François Gavillon (Université de Bretagne Occidentale, Brest).
Avec louvrage dAnnick Duperray, Paul Auster, les ambiguïtés de la négation, la collection « Voix américaines » sest enrichie dun nouveau titre. En un peu plus dune centaine de pages quatre chapitres et un épilogue, augmentés dune chronologie et dune bibliographie sélective, outils qui seront fort appréciés des lecteurs dAuster (les nouveaux, comme les habitués) , Annick Duperray offre un tableau précis et complet de luvre austérienne.
Le premier chapitre, « lhomme ou luvre », met le doigt sur lune des questions fondamentales de cet univers : la tension entre biographie personnelle et fiction. Annick Duperray fait clairement voir quune donnée essentielle de lécriture austérienne est le hiatus qui existe entre moi dauteur et moi biographique ou social. Sappuyant sur les notions de « (dé)négation » et de « mort de lauteur », Annick Duperray montre combien névralgique chez Auster est le point de rencontre entre biographie et autographie. Luvre est ce lieu hybride où sont affrontés lauteur et son portrait in absentia, auteur déréalisé, désuvré à la fois dans la réalité et dans la fiction. Cest aussi le lieu des paradoxes et des dualités où se côtoient la parabole et lhistoire personnelle, où se lit la présence simultanée du réel et de limaginaire. La section intitulée « parcours » (pages 19-28) donnera par ailleurs une parfaite vue densemble de la vie dAuster, des différents genres dans lesquels il sest illustré, ainsi que des dates des productions artistiques principales.
Le deuxième chapitre retrace le parcours poétique de lécrivain avant quil ne se consacre principalement au roman. Depuis Unearth (1975) jusquà Facing the Music (1988), Annick Duperray analyse le détail de la production où sélabore une poétique dans laquelle on discerne linfluence de Charles Reznikoff, de George Oppen, lintérêt pour John Ashbery, mais aussi pour Mallarmé, Rimbaud, Dupin. Létude dAnnick Duperray fait voir lattention que porte la poétique austérienne au processus de perception, à la rencontre phénoménologique entre moi subjectif et réalité empirique. Elle fait apparaître, au-delà des caractéristiques de minimalisme, de concision, et souvent dhermétisme, les différentes phases de la production poétique, tour à tour sombre et dense (Unearth, Fragments from Cold) ou au contraire ouverte (Wall Writing) qui mènent au dialogisme des textes à venir. Le texte hybride White Spaces (1980) est au croisement de deux modes dexpression, poésie et prose. Ce texte annonce un ouvrage majeur, The Invention of Solitude (1982), analysé ici dans ses enjeux véritables. Dans la première partie, « Portrait of an Invisible Man », « lacte décriture devient en quelque sorte une reconnaissance de paternité à rebours [
] le fils [Paul Auster] entreprenant « de recréer (ou inventer) le père par la force du souvenir et le pouvoir des mots ». La seconde partie, « The Book of Memory », fait lobjet dune analyse formelle, chronologique, thématique. Est en particulier souligné le caractère simultané, sinon synonyme, de lécriture, de la mémoire, de la présence de soi et de lautre.
Le point commun à plusieurs romans austériens est la ville. Le troisième chapitre sattache à lanalyse de ce décor urbain. Espace concret fait de briques, de rues et de façades, mais aussi espace déréalisé, virtuel qui figure tout autant un labyrinthe géographique quune errance au cur de la psyché. Annick Duperray montre comment les héros de la Trilogie new-yorkaise, sujets clivés victimes dune folie ordinaire, sont des « personnages-limites », oscillant entre rigidité psychique et abandon, fantasme dabsolu et clochardisation. Les romans de la Trilogie, faux romans policiers, « parce quils relèvent du questionnement plus que de linterprétation, de lénigme plus que de la détection », oscillent eux-mêmes entre consignation scrupuleuse des faits et aphasie, lucidité et démence, entre autorité et pseudonymie, fiction et métafiction. La ville de New York dans la Trilogie, puis la Ville dans In the Country of Last Things sont des lieux concentriques, labyrinthiques où le rêve original de pureté et dabsolu seffondre. On erre dans la ville comme on sabîme dans un lieu de mémoire individuelle ou collective névralgique, infernal. In the Country of Last Things bruit des horreurs de lHolocauste, mais aussi de la détresse et de la déréliction qui hantent les mégalopoles daujourdhui. Pourtant Anna Blume est une résistante. Son travail décriture et de mémoire est acte de foi en un possible après. « Un rêve de résurrection hante le récit dAnna » et là où lespoir demeure, lhumanité ne meurt pas tout à fait. Il faut imaginer Anna heureuse.
Avec Moon Palace, The Music of Chance et Leviathan, le décor urbain éclate et les fictions prennent le large. Cest cet élargissement de lhorizon quaborde le quatrième chapitre. Annick Duperray fait demblée remarquer que louverture territoriale sinscrit dans une dimension politique. Moon Palace comme Leviathan font le récit de trajectoires individuelles sur fond dHistoire nationale. Les héros sont des idéalistes, des quêteurs dabsolu (symbolisé par la lune, inaccessible objet). Mais les rêves de retour aux origines, de perfection créatrice, dharmonie au sein dune nature prélapsarienne sont frappés dinanité. La Lune est bien atteinte en 1969, mais entre-temps, le rêve sest dénaturé, lAmérique sest dévoyée. Le « rêve dAmérique » sest dégradé en « rêve américain », dit Annick Duperray, citant Marc Chénetier. Létude fait également apparaître la dimension subversive à luvre dans lécriture : Moon Palace courtise et détourne les genres du roman victorien et du roman picaresque. Il y a dans les efforts des trois générations de héros un caractère donquichottesque qui bascule parfois dans labsurde, annonçant par là The Music of Chance. Ce roman a, selon Annick Duperray, la force du conte. Conte moral, symbolique, allégorique. Le parcours du héros est un parcours initiatique au terme duquel celui-ci découvre que « la liberté nest rien dautre que la connaissance de la nécessité ». Le roman, moins romance picaresque que parabole, fait entendre une note existentialiste. Quest-ce que la liberté ? Comment donner un sens au monde ? Comment effacer le sentiment de la dette devant « la perte dautorité » et « lindignité des pères » ?
Dans son épilogue, Annick Duperray passe plus rapidement sur les textes de la dernière période quelle juge ludiques et moins convaincants. A la recherche de nouvelles modalités créatrices, les romans laissent parfois la place aux histoires vraies, autobiographie (Hand to Mouth) ou compilation de récits allogènes (True Tales of American Life). Quant aux romans de cette période, Mr Vertigo, Timbuktu, The Book of Illusions, Annick Duperray les voit marqués du sceau de la dérision et de la nostalgie, de lhumour et de la mélancolie. De luvre romanesque dans son ensemble, on pourra sans doute dire quelle est postmoderne si lon tient compte de son caractère autographique et métafictionnel, de limportance accordée à linteraction du langage et de la subjectivité, mais, Annick Duperray le rappelle, les expérimentations narratives qui comportent de tels élément ne sont pas inédites. Cervantès, Shakespeare, Joyce (au moins) font figure dillustres prédécesseurs. Cest lun des grands mérites de lanalyse dAnnick Duperray que de mettre en évidence le fait que lécriture austérienne, si elle est faite de jeu et dironie, senracine aussi dans le questionnement et lexpérience intimes.
Louvrage est rendu précieux, en outre, par les notations nombreuses et précises des circonstances biographiques, historiques, chronologiques dans lesquelles luvre naît. Chaque chapitre est introduit par un bref exposé des points caractéristiques qui sont analysés ensuite uvre par uvre. Claire et précise, détaillée et globale à la fois, létude dAnnick Duperray remplit à merveille sa mission : dévoiler les enjeux profonds dune uvre dans laquelle le lecteur pourra sorienter sans pour autant que ne lui soit ravi le plaisir des textes.
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