|
Wilma A. DUNAWAY. The African-American Family in Slavery and Emancipation. Cambridge : Cambridge University Press 2003. 368p. ISBN 0-521-01216-3. Lu par E. Boulot (Université de Marne-la-Vallée).
Dans cet ouvrage Wilma Dunaway sinscrit en faux contre les études publiées jusquici sur la famille noire à lépoque de lesclavage. Elle dénonce la thèse généralement admise selon laquelle les planteurs ne séparaient quoccasionnellement les membres dune même famille car ceci nuisait à leurs intérêts économiques (Fogel et Engerman Time on the Cross, Without Consent) et réfute laffirmation de certains auteurs pour qui au moment où lesclavage a été aboli la famille nucléaire était le modèle dominant (Fogel et Engerman, Rowland, Berlin Many Thousands Gone). Selon lauteur, les études faites jusquà maintenant nont pas suffisamment tenu compte des conditions dexistence des esclaves vivant dans de petites plantations. Elles se sont principalement intéressées aux grandes plantations du Sud profond et ont surestimé la capacité des esclaves à exercer un certain contrôle sur leurs conditions de vie et à préserver lunité familiale (Gutman The Black Family).
Létude effectuée par Wilma Dunaway porte sur la région des Appalaches du Sud, une région à la fois agricole et minière qui sétend de la Virginie à lAlabama et dont les récoltes et les produits bruts étaient en grande partie destinés aux autres régions des Etats-Unis et à lexportation. De ce fait les esclaves travaillaient dans des plantations comprenant parfois seulement quatre esclaves ou dans des plantations de taille moyenne mais aussi dans les mines et les manufactures. Lauteur sappuie sur des documents darchives comprenant les récits des esclaves des Appalaches du Sud collectés par la WPA, les registres des impôts de plus de 250 comtés et les informations fournies par les recensements au cours du 19ème siècle. Elle choisit dutiliser le terme « plantation » pour les exploitations agricoles dont la main-duvre était constituée desclaves quelque soit leur nombre par opposition à celles qui employaient des ouvriers agricoles.
Louvrage est divisé en 8 chapitres. Les cinq premiers portent sur la période de lesclavage, les trois suivants traitent des bouleversements produits par la guerre de Sécession, labolition de lesclavage et la période le la Reconstruction afin de monter les menaces que ces événements ont fait peser sur les familles desclaves.
Lauteur sattache tout dabord à démontrer que les ventes desclaves étaient très fréquentes dans cette région et que létude des transaction effectuées indiquent que les esclaves étaient acheminés vers les plantations de coton du Sud profond. Ces ventes étaient non seulement une source de profits importants pour les planteurs mais aussi un aspect essentiel de léconomie locale ; la région est présentée comme lune des plaques tournantes de ce type de commerce. En 1860 il représentait plus de 80 % de la valeur nette des ventes de tous les produits industriels négociés dans les Appalaches du Sud et les planteurs procédaient en moyenne à des ventes environs tous les trois ans, cest pourquoi les familles desclaves y étaient si fréquemment brisées. Cependant dautres facteurs affectaient la stabilité des familles. En effet bon nombre de planteurs louaient les services de certains de leurs esclaves mâles à dautres maîtres, parfois éloignés de leur propre domaine. Dautre part, les dispositions testamentaires de certains dentre eux prévoyaient le legs desclaves sans le moindre souci de préserver les liens entre les membres dune même famille (les mariages nayant dailleurs aucune valeur légale et étant parfois imposés pour des raisons économiques). Il nétait pas rare non plus quun jeune esclave soit attaché au service dun des membres de la famille du planteur et que celui, lors de son mariage par exemple, le sépare de sa propre famille en lemmenant dans un autre Etat.
De telles pratiques résultait labsence permanente ou semi-permanente du père au sein des familles desclaves tandis que lautorité exercée par les maîtres sur les adultes comme sur les enfants diminuait dautant celle des pères esclaves sur leur propre famille. Les liens mère-enfant étaient quant à eux affectés non seulement par les ventes de jeunes esclaves -vendus généralement seuls car ceci augmentaient leur valeur marchande- mais aussi par lorganisation du travail dont le but était dobtenir un rendement maximum. En conséquence les mères avaient peu de temps à consacrer à leurs jeunes enfants qui dailleurs dès lâge de cinq ou six ans étaient eux-mêmes employés aux côtés de leurs parents dans les champs ou au service des enfants du planteur. Un grand nombre dentre eux travaillaient aussi sur les lieux de production industrielle.
Lauteur montre également comment les conditions matérielles dans lesquelles ces familles vivaient affectaient leur survie. Le manque de nourriture suffisante et de vêtements adéquats ainsi que linconfort des cases, labsence de mesures de sécurité sur le lieu de travail et les problèmes dinsalubrité -la pollution de leau en particulier- augmentaient le taux de mortalité ; pour les enfants noirs il était deux fois plus élevé en raison des grossesses trop fréquentes, du manque de nourriture des femmes enceintes et des tétées trop réduites en nombre du fait des cadences de travail imposées. Chez les adultes, le taux de mortalité était plus élevé parmi les femmes. Il sexplique par lâge précoce auquel elles avaient des enfants dans cette région et par le nombre de grossesses mais aussi à cause des risques dus à laccouchement. De plus les femmes étaient employées à des tâches moins qualifiées et souvent très pénibles et leur charge de travail était plus importante que celle des hommes car il leur revenait la responsabilité de pallier linsuffisance des rations alimentaires et des vêtements fournis par les maîtres en cultivant un lopin de terre ou en tissant les matériaux nécessaires à vêtir leur famille, en dehors de leurs heures de travail.
Selon Wilma Dunaway, la guerre de Sécession a affecté tout particulièrement les Appalaches du Sud parce que sa population était divisée quant au soutien à apporter aux nordistes ou aux troupes de la Confédération. Elle fut aussi le théâtre de nombreuses batailles et de scènes de pillage qui désorganisèrent son économie et provoquèrent des périodes de disette. Les membres des familles desclaves réquisitionnées par lune ou lautre armée et les soldats noirs enrôlés par les nordistes furent traités sans ménagement dans leurs cantonnements. Ils furent souvent privés de nourriture et exploités tandis que certains commandants nhésitaient pas à « renvoyer chez leurs maîtres » femmes et enfants dans des conditions effroyables.
Dautre part les planteurs de cette région furent moins prompts à libérer leurs esclaves que dans dautres Etats du Sud. Ils sy résolurent le plus souvent sur ordre des autorités fédérales dans des conditions souvent indignes : certains furent « libérés » par leur maître au début de lhiver et se retrouvèrent sans emploi, sans logement et sans nourriture. Les conséquences économiques de la guerre ne firent quaccroître les conditions précaires dans lesquelles les anciens esclaves durent tenter de subsister après leur émancipation.
La politique de Reconstruction napporta aucune amélioration à la condition matérielle des noirs dont 96% déclaraient ne pas posséder de terres lors du recensement de 1870. A cette même date les _ des adultes étaient analphabètes et la moitié dentre eux létaient encore en 1930. Dans les Appalaches du Sud à cause de la violence et du racisme, les églises et les écoles noires furent souvent brûlées ; leurs pasteurs et leurs professeurs furent lobjet dintimidation. Le recensement de 1870 montre également que les 2/5 des familles noires étaient composées dun adulte, chef de famille et de ses enfants (le plus souvent il sagissait dune femme) et que dans 2/5 des cas vivaient sous le même toit plusieurs familles ainsi que des enfants et des personnes âgées dont les liens de parenté étaient complexes à établir. Ces données peuvent sexpliquer, selon Wilma Dunaway, tout dabord par le fait que 2/5 de la population noire des Appalaches du Sud sétait retrouvée séparée des membres de leur famille à la fin de la guerre mais aussi parce que les démarches effectuées pour retrouver leur trace étaient le plus souvent vaines. Il en fut de même pour ceux qui recherchèrent des membres de leur famille vendus avant labolition de lesclavage. De plus, en raison des difficultés économiques à cette période, les anciens esclaves étaient souvent amenés, afin de trouver un emploi, à vivre séparés de leur famille.
Au terme de son étude lauteur souligne que si les conditions de vie des familles noires ont été, dans la région quelle a étudiée, si différentes de celles décrites par Gutman (The Black Family) et Genovese (The Political Economy of Slavery) cest que le paradigme dominant doit être remis en cause par ce quil est « tout bonnement faux » (just flat wrong) : lexistence de familles nucléaires stables à lépoque de lesclavage est, pour Wilma Dunaway, un mythe échafaudé en réaction au rapport Moynihan, à partir dune analyse dun mode de vie qui était celui dune minorité desclaves aux Etats-Unis : ceux qui vivaient dans les grandes plantations du Sud profond. Elle déplore aussi que louvrage de Fogel (Without Consent) ne mentionne pas la séparation forcée des membres dune même famille parmi les conséquences infamantes de lesclavage. Elle souhaite que soit élaboré, grâce à des comparaisons entre les différentes régions du sud des Etats-Unis et entre les grandes et les petites plantations, un nouveau paradigme plus conforme à la réalité et que ne soit jamais oublié que les séparations familiales ont causé des blessures qui furent encore exacerbées par le chaos de la guerre et les conditions inhumaines de la libération des esclaves.
Cet ouvrage minutieusement documenté et abondamment illustré permet de mieux comprendre et de mesurer les obstacles et les risques que les familles noires ont dû surmonter pour assurer leur survie face à un système économique dont lunique but était de tirer le meilleur profit de la main-d'uvre quil avait asservie.
|