Transatlantica 2 / 2002
Marc AMFREVILLE. Charles Brockden Brown. La part du doute. Paris : Belin, 2000. 128 p. 50 F. http://www.editions-belin.com. Lu par Mark Niemeyer (Université Paris 4 - Sorbonne). La collection Voix américaines remonte cette fois-ci jusquau tout début de la littérature des Etats-Unis. Né en 1771, juste avant la guerre dIndépendance, Charles Brockden Brown, sujet de ce volume, publia six romans (Wieland, Ormond, Arthur Mervyn, Edgar Huntly, Jane Talbot et Clara Howard) entre 1798 et 1801. Il nest pas véritablement le premier romancier américain, car ce titre devrait plutôt revenir à William Hill Brown dont The Power of Sympathy parut en 1789. Charles Brockden Brown cependant semble mériter le titre de père de la fiction américaine qui lui est souvent donné. Le fait que les volumes de la collection Voix américaines soient des introductions approfondies est spécialement heureux dans le cas de Brown parce que cet auteur, qui tient pourtant une place importante dans lhistoire de la littérature américaine, reste, contrairement à des écrivains comme Poe, Hawthorne ou Melville, peu connu et peu lu. Ce premier ouvrage français consacré exclusivement à Brown sera donc tout aussi utile au grand public quaux spécialistes de littérature. Que Marc Amfreville nous présente Brown est bien naturel. Auteur dune thèse qui porte sur cet écrivain et co-responsable, avec Françoise Charras, dun numéro récent de Profils américains consacré à Brown, Amfreville est indiscutablement le premier spécialiste français en ce domaine. Cette étude, claire et intelligente, commence par souligner lun des paradoxes posés par Brown : le contraste entre son importance historique et le fait quil ait été, au moins jusque récemment, quasiment oublié aussi bien aux Etats-Unis quen France. Amfreville évoque également le positionnement intermédiaire de Brown entre réalisme et fantastique, entre 18e et 19e siècles, entre lEurope et lAmérique. Après un court chapitre qui voit en Brown un être divisé, létude se concentre sur son rôle dobscur éclaireur, cest-à-dire décrivain qui, tout au début de lhistoire de la jeune république, cherche à créer une littérature spécifiquement américaine et ceci dans un environnement relativement hostile à toute activité artistique. Brown, en fait, fut lun des premiers romanciers à souligner limportance des décors américains. Dans la préface dEdgar Huntly (1799), par exemple, il écrit que les auteurs devraient exploiter des thèmes locaux comme les péripéties des guerres indiennes ou les périls encourus dans les déserts de lOuest. Plus subtilement, comme le fait remarquer Amfreville, les personnages de Brown servent souvent à mettre en scène de façon symbolique la dualité des Américains de lépoque, pris entre leur passé européen et leur présent (et futur) américain, entre leurs certitudes nationalistes et leurs doutes sur la direction que prenait alors leur nouveau pays. Le troisième chapitre traite de la dimension gothique des romans de Brown, dimension qui lui est le plus souvent associée. Létude offre un historique rapide et utile du roman gothique et analyse trois éléments du gothique anglais intégrés par Brown : les ténèbres, la stature satanique du scélérat, le thème du double. Cependant Amfreville insiste aussi sur les différences entre le gothique de Brown et celui dAnn Radcliffe. Vient ensuite un chapitre qui met laccent sur des narrateurs qui, en effet, rendent les écrits de Brown plus intéressants que la plupart des romans de lépoque, surtout dun point de vue psychologique. Amfreville fait remarquer, par exemple, que le personnage éponyme dEdgar Huntly, est le prototype de ces narrateurs non fiables qui, sous la plume de Poe, Hawthorne et Melville, vont constituer un des traits distinctifs de la jeune littérature américaine. Pourtant, les récits des narrateurs de Brown ne sont pas toujours faciles à suivre. Amfreville explique certaines des apparentes incohérences narratives par le fait que ces narrateurs sont souvent traumatisés, voire instables mentalement, mais en lisant Brown, on a quand même le sentiment que ce problème est aussi dû et plus quAmfreville ne semble vouloir ladmettre à la trop grande rapidité de la composition. Si Brown écrivait avec une sorte de frénésie susceptible de provoquer des incohérences, cest en partie parce quil na jamais été complètement à laise dans son statut décrivain. Cette anxiété est lun des facteurs pouvant expliquer laspect auto-référentiel des romans de Brown, qui, en précurseur des romanciers postmodernes, évoque souvent lacte décriture tant explicitement quimplicitement. En effet, la question de lécriture, sujet du dernier chapitre de cette étude, nous ramène à celle du statut de lauteur américain à lépoque. Si Brown était si peu à laise dans son métier décrivain, sil a mis en scène de façon récurrente lacte décriture et sil a renoncé à sa carrière de romancier après seulement quelques années, cest en partie parce que lenvironnement dans lequel il vivait lincitait à remettre perpétuellement en doute sa vocation dauteur. Notons cependant l'absence dans la bibliographie de la seule édition de poche fiable et facilement disponible de Brown en anglais, lédition Oxford Worlds Classics de Wieland et Memoirs of Carwin the Biloquist. Cette lacune toutefois nenlève rien à la valeur de cette étude. En effet, avec ce livre, Marc Amfreville contribue à faire connaître ou reconnaître un auteur qui, injustement ignoré, est pourtant non seulement dune grande importance dans lhistoire de la littérature américaine mais aussi dun réel intérêt pour le lecteur daujourdhui. |
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