Transatlantica 3/ 2003
Isabelle ALFANDARY. E.E. Cummings. Paris : Belin, 2002. 126 p., 7.60E.
Dans sa lecture de luvre de Cummings, Isabelle Alfandary, on nen sera guère surpris, sintéresse à lécriture, mais elle le fait de telle sorte que cest la matérialité du signe poétique qui est lobjet de sa réflexion, et plus spécifiquement un jeu dans lespace, qui inquiète le sens. Est notamment mise en évidence avec brio ce quIsabelle Alfandary nomme « la primauté de la sensation », cest-à-dire lattrait quexerce sur Cummings la venue de la lettre dans une configuration unique et surprenante devenue poème, et qui est leffet dun travail dagencement propre à Cummings. Doù lidée qui consiste à étudier les poèmes de Cummings en tant quévénement, question à laquelle est consacré le chapitre 3 de louvrage. Cest à ce point de sa réflexion que le livre dIsabelle Alfandary atteint un degré particulièrement fascinant lorsquelle nous dit, traçant peut-être les contours dune recherche future, que Cummings cherche à tordre le cou à lidéalisme des romantiques et que « pour en venir à bout, il faut ré-investir lidéal romantique, le fissurer de lintérieur, le faire sonner creux, laffoler par une grammaire qui a perdu le sens commun, en un mot, lémouvoir » (55). Une telle perspective critique est particulièrement juste car elle met à jour une volonté de la part de Cummings dasseoir lautorité de la poésie en tant que genre, et le meilleur moyen dy parvenir est effectivement de se tourner vers les romantismes, qui sont un moment important de constitution de la poésie. Il reste malgré tout à déterminer si les romantismes eux-mêmes navaient pas entrepris avant la modernité littéraire de fissurer lidéalisme par pure volonté de conscience cognitive. Et Isabelle Alfandary nous restitue la fraîcheur de Cummings, en nous faisant prendre la mesure de lattention quil portait à lamour, amour des autres, amour de la langue, ce qui tisse un irréductible écheveau de substance relevant effectivement de lidéalisme. Doù sans doute ce vacillement de la poésie de Cummings, qui néchappe pas à Isabelle Alfandary, surtout lorsquelle en vient à ce moment dintense acuité intellectuelle qui la porte à décrire comme suit, par une formule quon lui envie tant elle ramasse lanalyse, un processus fondamental de lécriture de Cummings : «Accidenter la langue, laffecter, cest faire surgir en elle le sens comme événement. » ( 72) On lira également avec profit la partie consacré à la voix chez Cummings, qui nous permettra de tirer des enseignements utiles, bien entendu, à la compréhension des ressorts fondamentaux de luvre de Cummings, mais aussi de nombre de poètes du vingtième siècle. Eric Athenot, dans son ouvrage, modifie limage de Whitman à laquelle nous nous sommes habitués, dans la mesure où lon connaît trop les moments dextase panthéiste du grand poète américain, et ses élans denthousiasme politique, suscités par Abraham Lincoln, notamment. Tout lintérêt de la démarche dEric Athenot est de faire apparaître la gravité du poète, et les incertitudes qui parcourent son écriture. On doit aussi à Eric Athenot de nous appeler à la lecture des textes fondamentaux, et sil en est un, cest bien Varieties of Religious Experience, de William James, qui examine dun point de vue philosophique les diverses traditions religieuses et comporte des remarques à propos de Walt Whitman. William James a ainsi forgé à propos de Whitman, nous lapprenons, la notion démotion ontologique (« a passionate and mystic ontological emotion, » Library of America, 83). Eric Athenot fait ensuite travailler cette notion dans son étude, et aboutit lui-même à la notion dutopie onirique, qui ne manque pas dintérêt, puisque, effectivement, il y a une part déchappée vers lirréel chez Whitman, assurément pour combattre langoisse, et maîtriser ce quelle peut avoir de déstabilisant quand on recherche comme le fait Whitman avec la poésie une religion de la bonne santé de lesprit (« a religion of healthy-mindedness », cest la formule de William James pour décrire les vitalistes parmi les chrétiens, ceux qui ne sont pas alourdis par la faute). De là provient la nécessité quil y avait à tempérer loptimisme de James, qui sabat sur Whitman, et a tendance à nous enfermer dans le type de lecture quEric Athenot semploie à combattre, à juste titre. Car la notion dutopie onirique semble confirmer lidée de James dune émotion ontologique, et la combat adroitement sans le dire, au nom dune compréhension du lyrisme poétique, et contre la philosophie qui a la fâcheuse tendance à voir dans la poésie un exercice de cruciverbiste, en général soit plaintif soit enjoué, sans portée réelle. Un chapitre du livre dEric Athenot prend une direction semblable, qui consiste à montrer que la poésie est une revendication de sens, le chapitre consacré à la pensée politique de Whitman. Les arguments sont maîtrisés, et le propos fondamental dEric Athenot nuancé, et là aussi ramassé en une saisissante formule, lorsquil évoque « lalliage troublant de pessimisme désenchanté et doptimisme millénariste » (73). Ces deux ouvrages démontrent la rigueur et lenthousiasme de la recherche française en matière de poésie américaine, et une capacité de positionnement théorique qui fait notre force. |
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