Robert Rogers KORSTAD. Civil Rights Unionism. Tobacco Workers and the Struggle for Democracy in the Mid-Twentieth Century South. Chapel Hill, NC: University of North Carolina Press, 2003 (xii-556 p.). Lu par Claude Julien (Université de Tours).
Ce livre constitue un apport précieux, ne serait-ce que parce quil ne manque pas de provoquer la réflexion. Le sujet en est la section 22 de la Food, Tobacco, Agricultural and Allied Workers of America (FTA), affiliée au CIO, et son combat au cours des années quarante contre R.J. Reynolds Tobacco Company et ses appuis tant locaux que nationaux. Cette percée syndicale impliquant environ dix mille ouvriers dont plusieurs centaines de blancs se déroula à proprement parler de la grève de 1943 (doù surgit le mouvement) à lélection de 1950 de la NLRB qui, à une cinquantaine de voix près, mit le syndicat en minorité dans lentreprise. En amont, en ces années où se préparait la loi Taft-Hartley, la mécanisation aidant, la direction avait pratiqué une politique de mise à pied des noirs afin de reprendre la situation en main. Ces mécanismes, à commencer par la grève de 1947 déclenchée du fait du refus de la direction de négocier, sont décrits par le menu (chap. 12).
Korstad ne limite pas son étude aux années quarante. Il situe le mouvement par rapport aux luttes antérieures (chap. 2 et 3), du pouvoir blanc triomphant à laube du XXe siècle à lenquête fédérale des années trente sur la situation économique du Sud. On sait que cette enquête conduisit à une réforme agraire, donc à lurbanisation des noirs qui modifia le tissu humain de la région. Des cartes et quelques documents iconographiques (la misère des quartiers noirs, p. 82) illustrent ces points utilement. Lauteur dresse également le profil des ouvriers et décrit leurs conditions de travail (chap. 4). Il en va de même du racisme ambiant que la compagnie attisa (largumentation de Korstad est convaincante) afin de briser un mouvement syndical interracial, certes numériquement déséquilibré mais qui représentait une alternative au cloisonnement inscrit dans les traditions ouvrières du pays. Korstad envisage à ce propos les différentes raisons susceptibles davoir déclenché le mouvement dans une région où la pénétration syndicale était alors des plus faibles (chap. 5-7).
La compagnie R.J. Reynolds ayant refusé laccès à ses archives, et celles du syndicat ayant été détruites par une crue, lauteur a tiré ses informations dentrevues avec environ une centaine de survivants du mouvement, de la presse (principalement locale) et des archives du FBI.
On versera donc à lactif de cette étude une documentation patiente, aussi complète que possible, un travail de terrain qui donne la parole aux militants et au vécu quotidien encore riche démotion. La lecture de cet ouvrage dhistoire sociale est facilitée par un index commode. La bibliographie où sont répertoriés tant les collections, que les livres et les articles, aidera aussi bien les spécialistes que les amateurs.
Ces multiples qualités étant dites, il importe de discuter la thèse principale : que cet échec dun syndicalisme interracial impliquant une forte proportion de noirs a conduit la campagne pour les droits civiques qui allait souvrir vers un programme politique restreint à la vie civile, donc, tout compte fait, plutôt conservateur. Korstad rappelle pour fonder cette idée que Martin Luther King, entre autres, chercha à élargir son champ daction au monde ouvrier à partir du milieu des années soixante. (Le soutien quil apporta à la grève des éboueurs de Memphis fut lultime manifestation de cette réorientation.) Il est vrai quune structure syndicale déjà établie aurait été susceptible de fournir un cadre organisationnel non négligeable. Mais nest-ce pas donner trop de retentissement à un mouvement syndical isolé ? Combien démules la section 22 de la FTA fit-elle dans le pays ? dans le Sud ? au sein même du CIO où le Comité dAction Politique (CIO-PAC) créé à lété 1943 ne réussit jamais à simposer ? Combien de noirs prêts à lutter pour les droits civiques connaissaient-ils lexistence de cette avancée syndicale susceptible de construire un début de conscience de classe ? Il reste à prouver que fondre deux revendications raciale et ouvrière aurait été un facteur de progrès plus sûr au niveau national ; compte tenu du peu dempressement de lAFL de cette époque à prendre en compte les revendications des noirs, dune part, et, de lautre, de la lutte que les centrales syndicales devaient mener pour leur propre survie en ces temps de guerre froide. Korstad impute la montée du radicalisme/nationalisme de la jeunesse noire des années soixante à léchec dune alliance entre les ouvriers et les militants noirs, échec dont leffondrement du mouvement de la 22e section de la FTA-CIO fournit un exemple. Peut-être est-ce faire bon marché de lopinion publique majoritaire dune nation où, deux ans avant la naissance du mouvement étudié, seule la menace dune marche sur la capitale conduisit le président en exercice, non sans réticence, à promettre le décret (Executive Order) 8802 ouvrant aux noirs de meilleures possibilités dembauche dans les industries sous contrat fédéral.
Les commentaires faits ci-dessus relèvent du débat didée. La thèse de lalternative manquée est énoncée en introduction et évoquée de nouveau en conclusion ; mais, absente du corps du texte, elle ne vient pas obérer la valeur documentaire dun livre important qui a instruit le présent rapporteur quant à un mouvement dont il ignorait lexistence. Il est bien connu que le CIO attira environ un demi million de travailleurs noirs au cours de ses presque vingt années dexistence, mais les livres dhistoire font limpasse sur les développements qui en découlèrent. Lhistoire (peut-on dire officielle ?) regarde ailleurs. Cest pourquoi on recommandera la lecture de Civil Rights Unionism.