rrrrrrEn sattaquant, pour son premier film en tant que réalisateur, à la biographie de Jackson Pollock, lacteur Ed Harris (The Right Stuff de Philip Kaufman [1983], Absolute Power de Clint Eastwood [1997], The Truman Show [1998]) relève le défi tout à la fois passionnant et délicat de retracer la vie dun véritable mythe de lhistoire culturelle américaine. Dans ce type dexercice, le risque principal consiste à céder à une complaisance hagiographique posthume qui abuserait du stéréotype. Evoquer la vie dun peintre tel que Pollock nest pas, il est vrai, chose aisée tant la stature mythique de lartiste paraît devoir aveugler le jugement. On le donne à voir comme la figure emblématique de lexpressionnisme abstrait et de l« action painting », le peintre américain le plus doué et, à coup sûr, le plus médiatique de sa génération, personnage exalté quon pourrait, dans la tradition des Hemingway, Malraux ou Picasso, situer quelque part entre le Don Quichotte de Cervantes et le Don Juan de Lord Byron. Pollock demeure, dans tous les cas, celui qui, au lendemain de la seconde guerre mondiale, installe lEcole de New York sur le devant de la scène artistique internationale, celui surtout dont on dit quil y a eu, dans lhistoire de lart américain, un avant (nécessairement anonyme et provincial) et un après (obligatoirement ambitieux et triomphant). Comme la dit un Willem de Kooning enthousiaste, « Jackson broke the ice. » Dès son premier one-man-show à lArt of this Century Gallery de Peggy Guggenheim en novembre 1943, il suscite lintérêt de Clement Greenberg, de James Johnson Sweeney (qui écrit lintroduction du catalogue), de Grace Morley qui veut reconduire lexposition dans son musée de San Francisco et dAlfred Barr qui achète le tableau She-Wolf (1943) pour le Musée dArt Moderne de New York. Aux yeux de beaucoup, Jackson Pollock est ainsi cette figure héroïque qui éveille, aux Etats-Unis comme ailleurs, lintérêt de la critique que du public pour la peinture américaine. Parallèlement, son statut de « maverick », sa destinée tragique et lindividualisme désespéré dont il a fait preuve, confortent la dimension d« angry young man » et dartiste maudit.
rrrrrrFace à un tel sujet, on aurait pu craindre le pire. Cependant, on saperçoit, dès lamorce du film, quEd Harris prend bien soin déviter tout autant léloge que le lieu commun. Quand, au cours de lexposition donnée en 1950 à la galerie de Betty Parsons, une admiratrice demande à Pollock de lui dédicacer le célèbre article du Life du 8 août 1949 qui lui est consacré, cest moins pour rappeler le caractère flatteur et, à lévidence, pompeux du titre de la publication (« Is Jackson Pollock the Greatest Living Painter in the United States ? ») que pour mesurer lindifférence de lartiste à cette forme de reconnaissance. On comprend ainsi demblée quen racontant la vie de Pollock, le parti dHarris nest naturellement pas celui dune « success story » qui tourne mal mais, au contraire, celui dun drame existentiel ou, comme on a pu lentendre dire de laction painting dun De Kooning, celui dune "mise en situation" de lexistence de lartiste : Pollock est replié sur lui-même, comme absent aux sollicitations du monde qui lenvironne ; il sonde tristement la foule à la recherche dans le hors-champ dun regard que le film nous révélera être plus tard celui de sa femme : Lee Krasner Pollock admirablement campée par Marcia Gay Harden.
rrrrrrLa séquence douverture du film définit instantanément le thème central du film, à savoir limpossibilité poignante de Pollock à communiquer avec son entourage. Moins quun film sur lart du peintre ou son statut dartiste au sein de lEcole de New York, le Pollock dEd Harris doit dabord se voir sous langle du mélodrame, de la triste histoire dun homme horriblement seul. Pour lacteur/réalisateur, la vérité dun Pollock est en effet, dabord, à rechercher du côté des rapports difficiles du peintre à ses proches (les scènes dalcoolisme et dhystérie en sont lillustration souvent répétitive). Dans tous les cas, elle nest pas à rechercher dans le milieu de lart, du côté dHoward Putzel que Pollock ignore superbement au moment de ses retrouvailles avec son ami Reuben Kadish (peintre relativement méconnu quil avait connu au lycée en Californie) ou du cercle damis de Peggy Guggenheim quil méprise totalement (se rappeler la soirée où il urine dans une cheminée).rrrrrr
Dans une perspective strictement mélodramatique, on peut certes admettre que cette indifférence du Pollock « harrissien » à la reconnaissance critique et publique de ses accomplissements picturaux veuille refléter un sentiment daliénation sociale. Toutefois cette position nous paraît également être le corollaire de lattitude dun réalisateur qui, à notre idée, sous-estime, dans une bien trop large mesure, linfluence du milieu culturel new-yorkais sur le développement de Pollock comme homme et comme peintre. Et on est en droit de se demander si, dans le désir damplifier lisolement du peintre, Harris ne cède pas facilement au stéréotype de lartiste inventeur dun monde ex nihilo. De même, dans le désir de centrer son uvre autour du couple Pollock, Harris tend parfois à surestimer le rôle de Lee Krasner dans la carrière de son mari (ainsi nest-ce pas elle mais Robert Motherwell qui présente Pollock à Peggy Guggenheim ). De la sorte, le Pollock se donne un peu trop à voir comme lartiste aliéné dun monde artificiel qui, à lexception de sa femme, paraît le comprendre au moins aussi peu que lui ne le comprend.
rrrrrrSi Harris évite avec habileté le piège de lhagiographie, son film nous semble donc, par contre, présenter pour défaut de ne faire aucun cas (ou sinon si peu) de lEcole de New York, ce qui, pour une biographie de Pollock, est pour le moins déconcertant. On entend certes parler de John Graham, de Carl Gustav Jung, de cubisme et de surréalisme. On y voit aussi Lee Krasner lire avec ferveur les extraits dune chronique de Clement Greenberg du Nation du 7 novembre 1943 (« Review of Exhibitions of Marc Chagall, Lyonel Feininger and Jackson Pollock »). Mais on ne sent nullement le désir de contextualiser luvre et lexistence de Pollock au regard de mouvements intellectuels et esthétiques qui ont, pourtant, indéniablement contribué à façonner sa peinture et son existence. Des influences et de lévolution du jeune Pollock, le film choisit ainsi de ne rien dire. Pourtant, la fascination des grands espaces californiens, les déceptions politiques, linfluence de Thomas Hart Benton et des muralistes mexicains auraient pu grandement éclairer lart et la psychologie de Jackson Pollock. Cependant, lémergence dun milieu culturel à New York et lidée dune Ecole de New York semblent laisser Ed Harris totalement indifférents. Seuls véritables rescapés de lamnésie harrisienne en ce domaine, Peggy Guggenheim et Clement Greenberg ne sont guère plus que des caractères pittoresques, véritables faire-valoir de lincompréhension et de la solitude de lartiste : Guggenheim est laristocrate new-yorkaise émancipée et vaniteuse tandis que Greenberg fait figure de critique sentencieux. Or si, sur un plan existentiel, Pollock a pu être ou se sentir seul et aliéné, il est beaucoup plus contestable quil est pu lêtre sur un plan esthétique ou culturel.
rrrrrrTout autant que les choix faits par Harris pour retracer lexistence de Pollock, la mise en scène de lart de Pollock et de sa pratique picturale pose certaines questions. Lévolution de la peinture de Pollock du début des années quarante jusquà sa mort (le surréalisme expressionniste « bentonien » de She-Wolf et Pasiphae [ 1943 ], limpressionnisme « all-over » et abstrait de Lavender Mist [ 1949-50], le déclin des dernières années) est certes assez bien rendue. Mais, quand il sagit dévoquer la collaboration entre Jackson Pollock et Hans Namuth, les choix dEd Harris savèrent plus contestables. Il nous est ainsi permis de douter que les photographies ou les documentaires réalisés par Namuth témoignent du désir dembaumer le geste créateur pollockien ainsi que le laisse à penser le film alors même que le travail de Namuth nous semble oeuvrer dans le sens opposé et que ses indéniables qualités esthétique et didactique ont pendant longtemps pallié aux insuffisances de la critique à trouver le mot juste pour décrire la pratique idiosyncrasique de Pollock. Il suffit de se rappeler les photographies de Namuth pour sapercevoir quelles restituent le geste créateur pollockien dans un espace de liberté et dimprovisation controlée. Dans tous les cas, Namuth na jamais été tel que le donne à voir Ed Harris, le philistin incapable de comprendre que linspiration dun peintre ne peut saccorder aux limites définies par la durée dune pellicule. Le procédé est dautant plus malhonnête quHarris, pour étayer son argument, nutilise ni le travail documentaire, ni le travail photographique de Namuth, dont il sinspire pourtant largement, mais un pastiche quil a lui-même réalisé et qui donne un sentiment denfermement et de paralysie quon ne retrouve pas chez Namuth. Gageons que lessai-documentaire dHans Namuth, qui constitue un tournant décisif dans lhistoire de lart, survivra pourtant au film dEd Harris.
rrrrrrCes réserves restent toutefois celles dun spectateur amateur dexpressionnisme abstrait. Aux yeux du cinéphile, Pollock demeure un mélodrame de bonne facture où Harris révèle une intelligence de la mise en scène (la découverte du « dripping ») et un sens de lesthétique visuelle (les très belles vues en extérieur de Pollock dans la campagne de lEast Hampton) remarquables pour un premier film. Et si, en définitive, Pollock peut décevoir, ce nest pas pour ses choix esthétiques ou sa direction dacteurs mais pour la raison quon pouvait sattendre à y entendre parler dart, de New York et de ses milieux intellectuels et créatifs alors même quil est y surtout question de la difficulté quil peut y avoir pour un homme à saccorder au monde ainsi quaux êtres qui lentourent. Car Pollock nest pas à proprement parler un « film dart ». Son titre est trompeur. Il sagit avant tout du drame dun couple (Lee Krasner et Jackson Pollock) qui se bat dans la recherche dun bonheur impossible et dont la pratique artistique nest que le symptôme de cette tragique aliénation. Lidée nest certes pas nouvelle mais elle donne ici un film de qualité qui aurait mérité de rencontrer en France un plus large succès.
Pollock (2001)
Réal.: Ed Harris. Scén.: Barbara Turner et Susan J. Emshwiller daprès le livre Jackson Pollock : An American Saga de Steven Naifeh et de Gregory White Smith. Photo.: Lisa Rinzler. Son : Scott Breindel. Mont.: Kathryn Himoff. Mus.: Jeff Beal. Prod.: Fred Berner, Ed Harris, John Kilik.
Int.: Ed Harris (Jackson Pollock), Marcia Gay Harden (Lee Krasner), Amy Madigan (Peggy Guggenheim), Jennifer Connelly (Ruth Kligman), Jeffrey Tambor (Clement Greenberg).