Pierre Guerlain 

Université Marne-la-Vallée 

Institut d'Études Politiques, Paris 

 

Téléphone: 01 48 86 74 68 

  

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Toute une partie du travail interdisciplinaire réside en fait dans cette tâche obscure d'appropriation que le dogmatisme des théoriciensóparce qu'ils n'y retrouvent pas leur langageóest incapable de comprendre.

Gérard Noiriel, "Pour une approche subjectiviste du social, Annales Esc, nov-dec 1989, N°6, p.1447

 

Le bon historien, lui, ressemble à l'ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier.

Marc Bloch, Apologie pour l'histoire ou Métier d'historien, Armand Colin 1997, p. 51

 

A l'origine de toute acquisition scientifique, il y a le non-conformisme.

Lucien Febvre in G. Noiriel, Sur la "crise" de l'histoire, Belin 1996

 

Malaise dans la civilisation?
Les études américaines en France

 

Le thème du congrès, Traduire l'Amérique, se prête à merveille à un état des lieux des études américaines en France. En effet, tous les américanistes sont des traducteurs des réalités et des fictions américaines, plus encore lorsqu'ils ne vivent pas aux Etats-Unis. Comme dans le conte indien, l'Amérique est un éléphant multiforme que diverses traductions présentent de façon contradictoire. Je souhaite évoquer ici les problèmes posés par la traduction de l'Amérique dans les études de civilisation.

Depuis plusieurs années, un discours critique de la "civilisation américaine" telle qu'elle est pratiquée en France parcourt l'AFEA. Ce discours, d'abord souterrain a perdu son caractère officieux grâce quelques interventions récentes, notamment celles de deux historiens Jean Heffer et François Weil. Il faut saluer ces prises de position qui ont transformé en vrai débat ce qui restait encore de l'ordre de conversations de couloirs. Les réflexions qui suivent ont d'ailleurs évolué au fur et à mesure que François Weil faisait connaître les siennes. Je dois aussi remercier Marie-Jeanne Rossignol pour la discussion sur "l'objet civilisation" que nous entretenons de temps à autre et aussi la grande transparence dans laquelle elle fait circuler l'information et les idées. Le travail d'André Kaenel1, qui s'apparente aux cultural studies américaines et dont je ne partage pas toujours les points de vue, m'a également conduit à réfléchir sur les difficultés épistémologiques que rencontre tout "civilisationniste". Car, comme l'indiquent avec une salutaire provocation deux collègues enseignant la civilisation britannique il lui échoit "d'enseigner ce qui n'existe pas". 2

Un débat concernant divers aspects de notre activité scientifique, de notre fonctionnement institutionnel et pédagogique a donc, fort opportunément, été lancé qui ne concerne nos collègues littéraires que par ricochet. Pourtant, nous sommes dans le même bateau, celui de la 11e section, de nos U.F.R et de nos associations. En ce qui concerne la 11e section, son unité, si elle existe, passe par un souci commun de la langue anglaise et un rapport au texte. Les apports critiques de la ...critique littéraire sont souvent cruciaux pour ceux qui sont appelés "civilisationnistes", même s'ils utilisent plus fréquemment les outils et méthodes des sciences sociales.3 La civilisation s'est certes historiquement constituée contre la littérature, ou plutôt la critique littéraire universitaire, pour avoir droit de cité dans les concours et enseignements mais renier les apports conceptuels et les pistes de réflexion offerts par l'évolution multiforme et stimulante de la critique littéraire ne peut qu'être mutilant. Par ailleurs, le recours à l'histoire concerne aussi bien les littéraires que les civilisationnistes, ce qui rapproche encore les deux spécialités.

Comme toute association professionnelle soucieuse de conserver son équilibre, nous sommes pris dans un dilemme entre civilité et débat d'idées. La France clivée idéologiquement des années 50 à 80 ou les Etats-Unis saisis par des "guerres culturelles" ont montré que l'incivilité dans les groupes professionnels pouvaient paralyser la recherche et théoriser-terroriser les dissidents. Inversement, une trop grande civilité, la recherche d'une politesse ou d'un code de bonne conduite, en un mot, trop de ...civilisation, au sens retenu et étudié par N. Elias4, peuvent également stériliser la pensée. L'imbrication de divers enjeux intellectuels et professionnels a déjà trop tendance à accorder une prime au conformisme stratégique (carriérisme) et il semble que le mouvement de balancier entre civilité et débat doit, comme le proposent certains historiens, se déplacer vers le second pôle sans toutefois céder aux joies du déchirement (pourtant fréquent dans le fonctionnement des groupes).

Cette intervention se place donc à l'intersection de trois types d'interrogation: le rôle de l'histoire dans la "civilisation", le débat intellectuel et ses prolongements méthodologiques, le débat institutionnel. Ce qui suit est une ébauche qui suggère quelques pistes de réflexion.

 

1- Le rôle de l'histoire

Il est salutaire que certains historiens aient fait passer leur réflexion sur ce qu'il refusent d'appeler la discipline de la "civilisation" du privé au public, retrouvant ainsi le cheminement de la réflexion féministe américaine dans les années 60 et 70 (the personal is political). Il est souhaitable que ce discours soit tenu de façon argumentée devant tous les membres de l'AFEA puis débattu. La remise en cause du mot "civilisation" et des pratiques des civilisationnistes semble s'organiser autour de plusieurs axes: épistémologique, car contrairement à l'histoire ou à la sociologie, la civilisation n'est pas une discipline mais un champ d'études, sémantique, car le choix du mot "civilisation" renverrait à une idéologie impérialiste, pédagogique car certains historiens ne comprennent pas que des cours d'histoire soient enseignés par des non-spécialistes dans les UFR d'anglais, de formation car ils doutent de la qualité de l'autoformation de certains de leurs collègues et enfin intellectuel car ils privilégient les méthodes et la déontologie du champ historique qu'ils opposent au vide méthodologique de la "civilisation". Il y a là déjà plusieurs pistes de réflexion qui sont ouvertes.

Sans répondre sur un terrain strictement disciplinaire car l'histoire est une discipline cruciale sinon incontournable dans pratiquement tous les domaines représentés dans la "civilisation", il convient de s'interroger sur la place de l'histoire dans la formation des civilisationnistes, leur enseignement et leur recherche. Pour commencer, le concept de "civilisation" ne renvoie pas nécessairement à un "impérialisme" (cf. Williams)5 et peut d'ailleurs aisément, si nécessaire, être modifié. Il convient ici de ne pas verser dans une forme de political correctness ni de tomber dans un autre type de linguistic turn qui ramène tout débat politique ou idéologique à la sémantique. Ce débat doit inclure une mention des langues d'enseignement dans les UFR d'anglais.

L'épithète de "journaliste" est accolée de façon infâmante à quiconque ne respecte ou ne respecterait pas les normes scientifiques de la communauté historienne. Il est pourtant facile de montrer que si en effet nombre de journalistes utilisent mal leurs sources, travaillent dans l'urgence, ne savent pas vérifier, manquent de connaissances leur permettant de comprendre les contextes, un certain nombre de spécialistes des sciences sociales, y compris parmi les prestigieux, succombent de leur côté à la généralisation hâtive, aux plaisirs de la séduction et subissent l'attraction de discours militants simplificateurs. Pierre Bourdieu a publié un ouvrage Sur la Télévision d'une grande indigence intellectuelle notée par les spécialistes des médias et médiologues. Cette publication n'a vu le jour que grâce à la notoriété du sociologue qui est aussi responsable d'une maison d'édition. Goldhagen s'est laissé entraîné par une vision essentialiste des Allemands et les historiens qui ont interrogé les époux Aubrac semblent bien avoir confondu les métiers de journaliste, procureur et historien. Certains journalistes titulaires de doctorats qui réfléchissent sur leur profession peuvent se montrer plus scientifiques que certains universitaires. Max Weber, dont les qualités "scientifiques" ne sont pas en doute, reconnaissait une grande valeur aux dilettantes ("Nous devons d'ailleurs beaucoup de nos meilleures hypothèses et connaissances à des dilettantes", Le Savant et le politique, p.64) et aux journalistes à qui il reconnaissait beaucoup d'intelligence (p. 130)6. Il serait bon de remettre en question cette technique du tiers exclus (soit scientifique soit journaliste) et montrer la diversité de la "science". La condamnation généralisée des "journalistes" (blanket condemnation) sert en fait souvent à affirmer une compétence sur la seule base d'une appartenance institutionnelle et renvoie plus à l'utilisation d'un bouc émissaire qu'à d'authentiques critères de qualité. Le problème des rapports ambigus entre posture militante et travail de recherche ne peut être, lui aussi, laissé de côté. La façon dont le rapport Moynihan de 1965 est présentée est souvent inacceptable sur le plan scientifique: elle gomme le fait qu'initialement Moynihan avait le soutien de tous les groupes défendant les droits civiques des Noirs. Les phénomènes de mode, de vénération pour un chef de file ou de horde, au sens freudien, ne sont pas moins absents chez les américanistes de France que dans les autres groupes. Ils doivent être analysés pour rendre compte des qualités différentes de nos traductions de l'Amérique. Le mot qualité s'entendant de deux façons différentes.

Le discours de "la qualité", fort en vogue dans le management d'aujoud'hui, mais aussi chez certains historiens, est en lui-même fort trompeur puisqu'il suppose qu'il y a "one best way" et que l'accord peut se faire sur ce qui est bon et ce qui est mauvais. Le fordisme est pourtant mort dans le champ intellectuel également. Marc Bloch (p. 125) cite Pascal qui, bien longtemps avant le postmodernisme, avait compris l'un des enjeux des jugements de qualité: "Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais". Les historiens, tant américains que français, se divisent sur la question de la qualité, comme les affaires Bartosek ou Goldhagen ainsi que la réception du livre de Furet sur le communisme ou le débat américain récent sur Jefferson l'ont montré. En tant que groupe professionnel, les historiens français ne peuvent dire si Bartosek est un bon chercheur. Hayden White a provoqué d'intenses débats chez ses confrères américains. Peter Novick suggère, surtout dans son chapître intitulé: "There was no king in Israel" que le champ historique est trop éclaté pour que l'on y reconnaisse une discipline centrale. Une corporation qui ne sait pas qui est bon chez elle, peut-elle le dire qui l'est en dehors de chez elle? Etre d'accord sur une définition minimum de ce qui est mauvais n'implique pas de certitude quant à ce qui est bon. Rappelons qu'une université française a décerné un titre universitaire à Faurrisson. La définition du bon et du mauvais ne cesse de fluctuer dans le temps mais aussi à l'intérieur même de toutes les communautés scientifiques: entre Bourdieu et Boudon il semble qu'il n'y ait pas de langage sociologique commun, de même qu'entre Bourdieu et Morin alors que Touraine et Morin se reconnaissent comme mutuellement.

Il convient peut-être, de partir du constat qu'effectivement la "civilisation" n'est pas une discipline comme l'histoire ou la sociologie, qu'elle est un champ d'études ou une discipline "bâtarde" qui n'a pas une longue histoire mais que son métissage disciplinaire n'a pas que des inconvénients. Peut-on nier aux "bâtards" le droit à la pensée ou mettre en doute l'originalité de leur recherche sur la base d'un rejet de leur généalogie? On peut ici avoir recours à la dinstinction foucaldienne entre "science" et savoir" et montrer que la "civilisation" est une boîte à outils plus qu'une discipline, mais les apories des cultural studies montrent également que les boîtes à outils peuvent poser problème. Est-il si facile de distinguer un champ d'études d'une discipline? David Riesman dit "A discipline is at bottom nothing more than an administrative category" (Dogan & Pahre, 84) et, si l'on souscrit à cette définition, il faut donc d'abord analyser les enjeux institutionnels avant même les débats d'idées.

Chaque nouvelle discipline qui se crée a d'abord été un champ d'études. Les film studies ou ethnic studies sont certes des champs d'études où l'histoire côtoie la sociologie, la critique littéraire la médiologie, mais ces champs sont, ou sont en passe de devenir des disciplines à part entière, hybrides certes mais recevables en tant que disciplines. La science politique qui est aujourd'hui citée comme discipline noble dans laquelle les civilisationnistes pourraient ou devraient se former, comme le font nos collègues spécialistes de la Grande-Bretagne qui ont subi l'influence de Monica Charlot, est une discipline bâtarde qui a d'abord été un champ d'études. Elle n'est pas toujours reconnue comme une discipline noble par historiens ou économistes qui voient d'un mauvais oeil une partie de leurs concepts étayer cette nouvelle rivale. Le clivage entre champ d'études et discipline est difficile à établir, les frontières bougent et les nouvelles disciplines se soucient peu des étiquettes qu'elles se choisissent pour avancer dans leur travail. La recherche précède toujours la désignation administrative et institutionnelle qui conduit à la constitution d'UFR ou de sections du CNRS ou de l'EHESS7 et de forteresses où les enjeux de postes sont capitaux. Les oppositions institutionnelles ne s'avouent pas toujours comme telles et le débat intellectuel peut servir de masque pour des conflits de pouvoir dans ou entre les institutions.

On peut suivre avec intérêt l'itinéraire tracé par Mattei Dogan et Robert Pahre:

 

As this (fragmentation) happens, many try to rediscover the unity of what had been a unified discipline. This should not imply that there was once a golden age of unity in each social science, for this was never the case. Nonetheless, some do try to rediscover the legendary unity of their formal discipline. At some point in its developmentóusually in the folly of youthóeach discipline attempts to exploit its potential for imperialism, to place itself in the center of the social science solar system. However fragmentation is already too great to sustain such unity. As the disciplines mature, they outgrow this phase, and their hegemonic view decays. Creative Marginality (p. 83)

 

Les historiens, notamment français8, ne cessent de souligner l'hégémonie de l'histoire ou sa place privilégiée dans le monde intellectuel français. Noiriel déclare ainsi très clairement: "...les historiens vont mettre à profit leur position privilégiée, au détriment de leurs concurrents9." (voir aussi: Le Roy Ladurie, Le Territoire de l'historien, G. Noiriel, "Foucault and History)10. Cette hégémonie est souvent contestée par les économistes ou les sociologues qui pratiquent leurs propres formes d'impérialisme ou de guerre de frontières. Dans l'entretien qu'il a donné à la RFEA le 13 décembre 1976 intitulé "Sur la notion de civilisation", Maurice Godelier accorde à l'anthropologie "une sorte de privilège méthodologique" et parle de la "supériorité de l'anthropologie" (p. 15) Dans le champ d'études composite qu'est la civilisation, l'économie, l'anthropologie ou la sociologie, n'ont toutefois pas le pouvoir d'attraction ni le poids institutionnel de l'histoire. L'hégémonie de l'histoire, "discipline reine" en France (Noiriel) et des historiens est donc ressentie avec inquiétude. Comment ne pas ressentir la mise en cause de la "civilisation" comme, au moins partiellement, la poursuite de la lutte des historiens contre leurs concurrents des autres sciences sociales, et notamment de la sociologie? La mise en cause de la civilisation ne permet-elle pas de créer une unité entre historiens que tant d'autres choses divisent?

Il serait donc souhaitable de s'interroger collectivement sur la place de l'histoire dans la formation et la recherche en études américaines, sur le concept de "civilisation" qu'il faudrait peut-être changer pour adopter celui d'études américaines en dépit de l'histoire problématique de ce terme11, sur la validité d'un débat entre "scientifiques" et, "dilettantes", ainsi que sur le statut disciplinaire de la "civilisation".

 

2- Démarches et méthodes

 

Pour comprendre la singularité de l'enseignement supérieur et de la recherche en France, il faut toujours en revenir à la dépendance historique de l'université par rapport aux concours de recrutement des professeurs de l'enseignement secondaire.

Antoine Compagnon, Le Démon de la théorie, Seuil, 1998, p. 11

 

Les "civilisationnistes" qui ont passé l'agrégation avant 1976 ont tous été formés à la littérature et utilisent parfois les outils conceptuels de la critique littéraire. Plus tard, une spécialisation à fort contenu historique s'est dessinée dans les UFR d'anglais et les concours de recrutement. La civilisation s'est donc constituée de façon "négative": tout ce qui n'était pas de la littérature ou de la linguistique était de la "civilisation" et souvent cette "civilisation" devait servir à éclairer l'arrière plan historique ou politique des textes littéraires à étudier. La civilisation américaine a historiquement dû s'affirmer contre une discipline noble: la littérature (c'est à dire la critique littéraire) mais aussi contre l'étude de la Grande-Bretagne (sinon de la seule Angleterre). Naissance difficile dans le mépris et les bas-fonds!

Les civilisationnistes se sont donc formés en partie seuls dans une discipline, souvent une science sociale, qui sert de référence et caution méthodologique en civilisation: sociologie, anthropologie/ethnologie, psychologie ou psychanalyse (une discipline également représentée en critique littéraire), ethnic studies, cultural studies, plus rarement, économie, droit, gestion. Géographes et géopoliticiens sont rares dans nos rangs y compris lorsque l'Amérique est leur objet de recherche. D'autres travaillent à l'intersection de divers champs: arts plastiques et/ou visuels et sociologie, littérature et anthropologie, ou encore science politique et psychanalyse. Se former seul à une discipline recouvre plusieurs types d'approches intellectuelles. Les civilisationnistes devenues historiennes et citées en exemple par François Weil se sont formées lors de leur thèse. Une thèse d'histoire américaine entreprise avec un ou une historienne chevronné(e) a donc valeur de formation à la discipline. Ceci peut être vrai d'autres doctorants qui se forment à l'anthropologie ou la sociologie après des études d'anglais plutôt axées sur la langue et la littérature avec quelques rudiments d'histoire ou d'autres sciences sociales. (J'inclus ici l'histoire dans les sciences sociales, ce que n'acceptent pas tous les historiens). Cette formation peut aussi être ultérieure à la thèse et accompagner une évolution de carrière lors d'un travail commun avec des économistes ou anthropologues, par exemple. Un grand nombre de thèses en civilisation nécessite le recours à l'une ou l'autre des grandes disciplines des sciences sociales et donc une formation.

Ces divers champs ou disciplines sont plus ou moins récents, plus ou moins fourre-tout, plus ou moins proches de l'histoire ou redevables à son égard. Leurs méthodologies sont parfois critiquables; les cultural studies peuvent parfois donner l'impression d'être un mélange néo-marxiste composé d'un zeste de Lacan, deux doses de Derrida et beaucoup de Stuart Hall, mélange dont la cohérence peut laisser à désirer. Trop souvent, le travail effectué en cultural studies se réduit à l'emprunt d'un vocabulaire, par exemple marxiste, féministe, écologique, ou à l'emprunt de concepts non pensés dans leur nouveau contexte. Les travaux et publications se réclamant des cultural studies varient énormément en qualité et rigueur méthodologique et il est difficile de rejeter tout un champ ou une discipline sur la base de la qualité de certains des chercheurs qui y travaillent12. Tzvetan Todorov revendique l'appellation "études culturelles" pour son travail postérieur à ses publications sur la poétique. Il est clair qu'il a recours à l'histoire, la sociologie, la science politique, l'analyse de discours, la psychologie et toutes les disciplines de l'analyse littéraire qui l'ont rendu célèbre. Mais tout le monde n'a pas le talent ni l'étendue des connaissances de Todorov et il peut arriver que les cultural studies servent à recycler des slogans militants, à croiser des méthodes d'analyses héritées d'autres disciplines sans réflexion sur ce croisement, et conduire à des emprunts métaphoriques de concepts non pensés dans leur nouveau milieu, comme le canular Sokal l'a bien montré. Le marxisme utilisé parfois dans les cultural studies me semble être bizarrement exempt de réflexion sur les classes sociales et être réduit à une série de formules. Entre innovation aux frontières des disciplines et mélange hybride mais surtout entre sémantique des concepts et méthodes de diverses disciplines, la ligne de partage peut être minimale. Entre Andrew Ross et Tzvetan Todorov, il y a un saut qualitatif qui ne tient pas à la discipline ou au champ que tous deux revendiquent. En tout cas, Todorov nous apprend à ne pas réifier ou glorifier les étiquettes, c'est à dire les définitions finalement administratives des disciplines13. Si, effectivement la "civilisation" est assimilée à un pot-pourri comme il en existe parfois en cultural studies , alors le souci de qualité mis en avant par nos collègues historiens est recevable. Ce côté pot-pourri n'est cependant pas absent de disciplines déjà constituées et codifiées depuis longtemps et l'on peut le rencontrer en critique littéraire ou en histoire également. Ces disciplines s'interrogent toutes sur le "anything goes"14. Entre l'histoire sociale et le linguistic turn le torchon brûle. Antoine Compagnon, critique littéraire, d'accord en cela avec Peter Novick, historien, déclare: "L'histoire des historiens n'est plus une ni unifiée, mais se compose d'une multiplicité d'histoires partielles, de chronologies hétérogènes et de récits contradictoires." (op cit p. 238-39). Puis il ajoute "L'histoire est une construction, un récit qui, comme tel, met en scène le présent aussi bien que le passé; son texte fait partie de la littérature." (p. 239) ce qui le rapproche de Hayden White mais l'éloigne de Bernard Baylin mais souligne que l'imbrication histoire-littérature est plus avancée que ne le pensent les puristes.15

Les ethnic studies peuvent, dans certains lieux, faire fi de l'histoire et donc se condamner au contresens ou encore confondre démarche militante et activité de recherche comme c'est le cas, parfois, dans les études féministes, marxistes ou religieuses. La validité de ces diverses disciplines peut, et souvent même, doit être interrogée. L'histoire a donc un rôle critique important. La civilité ou l'incuriosité qui consistent à ne pas regarder ce qui se passe dans l'enclave, sinon l'enclos, d'à côté sont appauvrissantes. L'un des effets salutaires de l'affaire Sokal est d'avoir conduit à une réflexion sur les fondements théoriques d'une discipline gloutonne, les cultural studies, et sur le statut de la vérité et de l'erreur en sciences humaines.

Il n'est pas possible cependant de réduire son jugement aux seuls critères de qualité retenus par une partie des historiens. Un(e) spécialiste de peinture ou de cinéma peut légitimement choisir de ne pas se placer dans une perspective principalement historique et ses outils critiques, références et pratiques sont souvent opaques pour un historien qui n'est pas bien informé des développements dans un champ qu'il ne fréquente que marginalement (la critique d'art ou la médiologie, par exemple). L'histoire est un élément capital des études américaines mais non l'unique. L'histoire elle-même est débitrice vis à vis des autres disciplines, par exemple, la linguistique. Marc Bloch souhaitait que les historiens maîtrisent des "sciences auxiliaires" comme la linguistique pour mieux effectuer leur travail d'historien car il était conscient que "le danger commence quand chaque projecteur prétend à lui seul tout voir, quand chaque canton du savoir se prend pour une patrie". Pour le spécialiste d'études filmiques, l'histoire est une "science auxiliaire", pour le spécialiste de la frontière qui trouve des outils surtout en anthropologie également. Décréter que l'approche historique est plus "profonde" que telle ou telle autre, par exemple celle des media studies ou de l'analyse de discours, jugées "superficielles", c'est, je crois, passer à côté de la spécificité d'un objet intellectuel. Déclarer qu'il n'y a pas de différence entre "histoire" et "civilisation" peut légitimement faire redouter la volonté d'hégémonie d'une discipline.

Le discours de la "qualité" venu de l'histoire, ou peut-être la rhétorique qualitative, s'attaque d'ailleurs aussi parfois à certains historiens reconnus. La communauté scientifique légitime les discours et établit des quasi-consensus sur la "vérité" et pourtant elle ne peut se mettre d'accord sur la qualité de certains de ses membres les plus éminents. La reconnaissance internationale (en fait américaine) est parfois utilisée comme argument de poids pour juger de la qualité d'un chercheur16. Bizarrement, aucune approche sociologique ou historique n'est utilisée pour analyser les formes et critères de reconnaissance internationale. Les paramètres de cette reconnaissance ne sont pas étudiés et son évocation cesse dès que la consécration valorise les positions des opposants aux tenants de la qualité. L'histoire a besoin de la sociologie pour se comprendre elle-même. Harvard reconnaît, par son système de tenure, des gens aussi divers que H.L Gates, C. Gillingam, G. Himmelfarb et S. Huntington, ou encore, en psychologie, le coauteur de The Bell Curve, Herrnstein. Visiblement, la reconnaissance institutionnelle diffère de la reconnaissance intellectuelle ou scientifique. Y a-t-il des critères de qualité qui puissent être énoncés publiquement et qui pourraient faciliter les évaluations? Comment les tenants de la qualité scientifique expliquent-ils leurs oppositions à certains membres consacrés de leur propre corporation?

L'accord sur les méthodes (citer ses sources, utiliser des sources primaires, comparer les témoignages...) n'implique pas d'accord sur la qualité des résultats obtenus. La position critique de certains historiens vis à vis de leurs collègues civilisationnistes aboutit à faire de l'histoire une hyperdiscipline qui jugerait les autres. Ceci reflète le pouvoir symbolique de l'histoire dans le paysage intellectuel français mais n'est pas méthodologiquement, intellectuellement ou déontologiquement recevable. Les historiens écrivent des récits et l'utilisation des concepts de la critique littéraire, de la rhétorique, de l'analyse discursive peut montrer, par exemple, que la position de narrateur omniscient de tel chercheur l'empêche de saisir certaines subtilités qu'un voisinage avec la littérature ou la psychanalyse lui aurait fait détecter. L'historiographie assez récente n'a-t-elle pas montré qu'un certain sociologisme naïf pouvait parfois guider la rédaction de certains historiens? Le positivisme qui a disparu des déclarations d'intention n'est -il pas encore bien vivace sous la croûte stylistique de certains textes d'historiens? Quelques historiens adoptent un ton et un style qui suggèrent que, plus ou moins consciemment, ils croient encore décrire le monde du passé wie es eigentlich gewesen (comme cela s'est vraiment passé).

Le peu d'intérêt de beaucoup d'historiens français pour la langue rend parfois leurs textes pesants et peu lisibles (mais c'est aussi le cas de certains sociologues ou économistes qui noient leur pensée sous des tonnes de chiffres ou références bibliographiques)17. L'un de mes collègues à Marne-la-Vallée, professeur de lettres modernes et spécialiste de Camus, Jean-Yves Guérin, pense que les historiens de la pensée en France éprouvent des difficultés particulières face aux textes d'écrivains car ils ne comprennent pas la métaphore et le travail d'écriture des romanciers. Cette dimension littéraire de tout travail en sciences sociales n'est pas négligeable. Un grand nombre de condamnations "scientifiques" sont en fait des incompatibilités de style. Marc Bloch, qui est tout sauf pesant, le dit en termes très clairs: "Gardons-nous de retirer à notre science sa part de poésie". Toute science sociale sans sa part de poésie provoque l'ennui mais risque aussi de s'enfoncer dans des certitudes dogmatiques.

L'opposition "civilisationnistes"-"historiens" prend parfois l'allure d'une opposition discursive où les premiers reprochent aux seconds le manque de qualité de leur écriture, leur étroitesse d'esprit, leur absence de sensibilité tandis que les seconds critiquent les premiers pour leur brio superficiel. L'identité de groupe a besoin de se trouver un opposant sinon un bouc émissaire. Il est clair que des effets de vérité sont repérables dans les deux discours. Il y a pourtant continuité et complémentarité critique entre histoire et civilisation plutôt que conflit structurel. Toute la recherche en "civilisation" a besoin de l'histoire (mais sans "sa grande hache", pour parodier Pérec) et l'histoire s'enrichit au contact des autres disciplines qui informent la "civilisation". Aux Etats-Unis, la discipline historique est d'ailleurs beaucoup plus soumise à l'influence des autres champs composant la civilisation qu'en France et son unité est même menacée18. Le linguistic turn qui est venu perturber le travail des historiens présente quelques difficultés épistémologiques et met en cause le rôle même de l'historien réduit à n'être plus qu'un producteur de fiction19. Cette remise en cause postmoderne qui ne peut être abordée en profondeur ici me semble problématique en ce qu'elle nie tout rapport entre recherche historique et vérité et conduit, par son relativisme généralisé, au rejet de tout jugement de qualité et potentiellement à tous les révisionnismes et négationismes imaginables.20

Le débat sur les méthodes implique donc une réflexion sur la vérité et l'erreur en sciences sociales, sur les critères de qualité et d'évaluation qui peuvent passer d'une discipline à l'autre, sur la reconnaissance institutionnelle et ses rapports avec la reconnaissance intellectuelle sur le plan international, sur les effets d'un métissage inévitable et souhaitable.

3- Le débat institutionnel

 

At almost all universities, hiring, peer review, teaching and administration are organized along disciplinary lines and each discipline jealously guards its sovereignty in these areas. On the research front, however, these disciplines increasingly see their sovereignty threatenedby hybrid organizations and research communities which interpenetrate them like many nation-states today faced with a deluge of transnational organizations, corporations, and trade, these disciplines believe they have greater autonomy than they actually do.

Dogan & Pahre (p. 29)

 

La 11e section du CNU et les UFR de langues ou d'anglais sont des pays d'immigration assez ouverts. De nombreux historiens et quelques politistes y enseignent et font de la recherche alors qu'il n'y a pas, pour des raisons évidentes de désir et de compétence, de réciprocité. On pourrait dire très justement, parodiant un homme politique français, que l'immigration est une chance pour la 11e section qui bénéficie de talents qu'elle ne forme pas et donc d'un brain drain enrichissant. Les économistes, qui souvent connaissent très bien le système économique américain, cherchent rarement un poste dans la 11e section, de même des sociologues travaillant sur l'Amérique. Leur légitimation scientifique passe par un recrutement dans leur section. Les critères de qualité de la 11e section ont historiquement été formulés par les littéraires et les linguistes. Ces critères, en évolution constante, font une plus grande place aux sciences sociales et notamment à l'histoire. Il peut sembler étrange qu'un groupe s'affichant non-impérialiste semble vouloir en partie définir les critères et valeurs de ses voisins de section et retrouver ainsi son histoire hégémonique tout en sollicitant l'hospitalité de ceux qu'il veut réformer. Avant toute analyse des facteurs institutionnels dans le débat qui nous occupe, il convient de se souvenir que les catégories scolaires, administratives, intellectuelles telles qu'elles se définissent dans la recherche active ne coïncident pas.

L'AFEA, la seule grande maison familiale des américanistes travaillant en France, est une organisation hybride qui conjugue activité de recherche, organisation de congrès et, par ses choix scientifiques des participants aux congrès ainsi que ses liens avec le CNU, jugements de valeurs et classifications. Elle est également un lieu d'imbrication de tous les enjeux professionnels concernant les américanistes. Cette imbrication est bien connue et théorisée chez d'autres; par exemple l'institution de la passe chez les lacaniens et ses effets pervers ont bien été analysés. L'AFEA, par ses congrès, fédère des groupes de recherche ou fonctionne parfois elle-même comme l'équivalent d'un groupe de recherche pour jeunes chercheurs sans affiliation, elle est aussi un marché du travail et un rassemblement de courants, écuries, lieux de pouvoir, un accès aux publications, une base pour la constitution de réseaux. Toutes ces fonctions mêlées la constituent en horde ou hordes concurrentes. Comprendre nos conflits n'est pas une quête d'harmonie, aussi illusoire que peu souhaitable. Il est (statistiquement) normal que les groupes soient soumis à frictions et conflits. Ainsi, même si le conflit entre la sociologie et l'économie ne peut, bien sûr, être résolu, il n'en reste pas moins qu'une bonne utilisation des frictions peut conduire à des progrès dans chacune de ces disciplines. Il en va de même pour l'histoire et la "civilisation", la crise et le conflit sont le moteur de la recherche.

La disparition des PUN a accentué les frictions entre les divers membres. La maison Belin qui a repris une partie des fonctions des PUN est dirigée par des historiens, ce qui ne peut qu'accentuer le divorce entre historiens et non-historiens. Divorce d'ailleurs fondé sur une généralisation hâtive: il n'y a pas de clan d'historiens contre un clan des civilisationnistes. La pauvreté des possibilités de publication et le contrôle d'un pôle fort par un seul groupe avivent les méfiances et interrogations. Les critères de qualité d'un lieu de pouvoir hégémonique se répandent en dehors de ce lieu. La publication est un label de qualité et est vécu comme tel tant par les éditeurs que par les auteurs. Le discours critique épouse le rapport de force institutionnel sur le marché de la publication. La théorie des minorités agissantes pourrait resservir ici. Il faut peut-être s'interroger sur la nécessité de construire un nouveau pôle de publication où les responsabilités et pouvoirs seraient répartis et multiples.

Le seul lieu où les historiens ne sont pas prépondérants dans les études américaines est précisément celui de la 11e section du CNU ou littéraires, linguistes et spécialistes de la civilisation de la Grande-Bretagne côtoient civilisationnistes américanistes. Il faut s'interroger sur les prolongements institutionnels des querelles intellectuelles ou, peut-être, également sur les motivations institutionnelles des remises en question intellectuelles. Le nombre de postes d'enseignants-chercheurs, faible en histoire, relativement important en anglais, ne peut pas ne pas attiser les convoitises et produire des discours ad hoc. En choisissant un enseignement dans la 11e section, le plus souvent dispensé en français, un historien doit savoir qu'il opère dans un contexte différent de celui d'une UFR d'histoire, un contexte où la langue et le texte sont au centre de la formation et où, par conséquent, ses critères de qualité doivent s'adapter.

Les historiens français ont parfois cherché une légitimité du côté de la philosophie de l'histoire pour compenser leur pragmatisme par une théorisation fort bien vue dans le monde intellectuel français. Les débats intellectuels qui ont souvent aussi des enjeux institutionnels mettent aussi aux prises divers groupes tentant d'obtenir une position hégémonique. Dans le champ des études américaines en France, à travers le clivage institutionnel ou discursif, on peut trouver une ligne de partage entre américanistes français qui cherchent surtout une légitimité dans le cadre intellectuel et institutionnel français et d'autres pour qui la seule reconnaissance valable passe par les Etats-Unis. Cette ligne de partage traverse le champ des historiens eux-mêmes. Il faut aussi poser la question de notre rapport intellectuel aux Etats-Unis, savoir si l'étude de l'Amérique passe nécessairement par l'adoption des méthodes et concepts forgés aux Etats-Unis ou si le discours de la diversité est une chimère ou encore le dernier avatar d'une subtile domination. Des écoles françaises, mais aussi allemandes ou britanniques, d'études américaines sont-elles possibles et souhaitables? Singer les modes américaines me semble tout aussi problématique et inacceptable que de refuser toute influence intellectuelle parce qu'elle est américaine.

Le problème de désignation ou de nomination du travail des "civilisationnistes" recoupe certes une interrogation épistémologique mais il n'est peut-être pas si important sur le plan heuristique. Todorov doit-il montrer sa carte d'identité disciplinaire, Chomsky son certificat d'hébergement chez les politologues et Gitlin son visa pour entrer dans les ethnic studies? Est-il vraiment intéressant de savoir si Taguieff est philosophe, historien, politologue ou sociologue? Dans une grande partie de l'enseignement, tous les membres de la 11e section du CNU sont appelés "linguistes". Chacun comprend, de l'intérieur de cette section, que cette désignation est en grande partie impropre car un littéraire ou un civilisationniste ne sont pas des linguistes stricto sensu.. Cette erreur de nomination comporte néanmoins sa part de vérité car tous sont passés par un travail sur et avec la langue anglaise et ce passage linguistique est un élément important de l'autodéfinition des membres de la 11e section aussi appelés, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, "anglicistes". Ainsi donc dans la communauté "angliciste" ou des "linguistes" il y a une région américaine et dans cette région un département "civilisation". Les étiquettes institutionnelles sont imprécises et fluctuantes, elles n'interfèrent pas avec le travail de recherche ou même d'enseignement. Freud rappelle qu'éduquer, enseigner ou psychanalyser sont des professions impossibles, faire de la civilisation américaine également, mais cela n'a jamais empêché ces activités de vivre et de se réaliser dans l'impossible! Le New York Times Book Review classe les ouvrages en deux grandes catégories: fiction et nonfiction. La civilisation ressemble à cette seconde classification: tout ce qui n'est pas fiction est...civilisation. Définition négative, en creux, insatisfaisante et imprécise mais qui n'empêche pas les lecteurs de distinguer entre biographies, ouvrages d'histoire, de politique ou de politique-fiction, de science dure, de sociologie...L'étiquette ne fait ni la bouteille ni le vin.

La réflexion nécessaire concerne donc non seulement nos pratiques de recherche mais notre pédagogie et l'univers de nos publications. Elle pourrait être menée selon le précepte de Madison: "Ambition must be made to counteract ambition." La désignation "études américaines", débarassée de ses scories impérialistes et exceptionalistes des années 50, permet de souligner l'unité d'un champ sinon d'une discipline. A l'intérieur de ce champ la littérature et la science politique, l'histoire et l'ethnologie, la sociologie et l'analyse de discours occupent des terrains différents qui néanmoins peuvent se chevaucher. Elle permet de transcender certains clivages désuets et des replis disciplinaires frileux. Elle est peut-être en butte aux raisonnements administratifs qui président à la définition des programmes de concours. Définition qui semble vouloir évoluer vers un minimalisme quelque peu anti-intellectuel de toute façon et qui traite histoire, civilisation et littérature avec le même désintérêt ou mépris.

Le désaccord intellectuel exprimé ici doit s'entendre dans le cadre d'une approbation quant à l'opportunité d'un débat et d'un véritable respect (et d'une reconnaissance de dette) pour le travail des historiens, cités ici ou non, ainsi pour le travail de multiples américanistes. Ce sont des historiens qui ont le plus fait avancer la réflexion sur la place de leur discipline dans le paysage intellectuel et, avec les sociologues, sur les sciences sociales en général. Je partage avec mes collègues historiens la conviction que l'histoire est une discipline dont on ne peut faire l'économie dans toute formation intellectuelle concernant la 11e section. Je souscris à la formule de Bernard Baylin: "Accurate historical knowledge is essential for social sanity.21" Parfois cependant l'histoire n'est qu"une science auxiliaire" qui ne peut prétendre définir les aires de recherche ou méthodologies de tout le champ de la civilisation ni même toujours les comprendre à partir d'une approche historienne. Enfin, il convient de se souvenir que nous sommes tous des "bricoleurs" (cf. Lévi-Strauss) pris à notre insu dans un paradigme kuhnien. Antoine Compagnon écrit à propos de la critique littéraire: "En critique, les paradigmes ne meurent jamais, ils s'ajoutent les uns aux autres, ils coexistent plus ou moins pacifiquement, et ils jouent indéfiniment sur les mêmes notions ó des notions qui appartiennent au langage populaire." (op cit p. 15). Les sciences sociales, l'histoire, la civilisation pratiquent elles aussi ce jeu.

 

KAENEL André, "Les Etudes américaines, Whitman et le nationalisme américain" in Idéologies dans le monde anglo-saxon, N° 6, 1993, CERA, Université de Grenoble

- KAENEL André, "After the Cold War, Region, Nation and World in American Studies", in 'Writing' Nation and 'Writing' Region in America, Amsterdam, VU University Press, 1996

- Colette Bernas et Elisabeth Gaudin, "La Civilisation: comment enseigner ce qui n'existe pas?", Enseignement/apprentissage de la civilisation, INRP, 1990

Je laisse de côté ici tous les conflits d'écoles entre spécialistes de la littérature et notamment les rapports conflictuels que les "littéraires" entretiennent avec les sciences sociales et notamment la sociologie.

-ELIAS Norbert, Über den Prozess der Zivilisation, Suhrkamp Taschenbuch (2 Bänder), 1990 (Trad. française: La Civilisation des moeurs (1973) et La Dynamique de l'Occident (1975) chez Calmann-Lévy) Surle concept de civilisation, citons Edgar Morin et Sami Nair citant eux-mêmes un historien de renom: "...on peut dire, avec Lucien Febvre qu'il existe deux notions de civilisation, l'une pragmatique, qui est discriminatoire, et l'autre scientifique, selon laquelle tout groupe humain a sa civilisation." In Jean Cazeneuve, Dix grandes notions de la sociologie, Seuil, 1976

Keywords, A vocabulary of culture and society, London, FontanaPress, 1976, 1983. Braudel parle également de civilisation dans une acception non raciste.

Parlant du journaliste, le savant déclare: "Il appartient à une sorte de caste de parias que la 'société juge toujours socialement d'après le comportement de ses représentants les plus indignes du point de vue de la moralité." (p.130)

La publication prestigieuse de cette institution s'appelle aujourd'hui Annales ESC, (Economie, Société, Civilisation) et laisse donc la place à une acception de la civilisation dans sa revue de recherche.

"L'imbrication beaucoup plus importante qu'ailleurs des activités de savoir et de mémoire, la très forte centralisation et l'étatisation des relations de pouvoir explique qu'en dépit de la diversification et de l'étoffement de la discipline, la communauté des historiens français ait conservé une unité et une homogénéité que l'on ne rencontre ni dans les autres domaines du savoir universitaire, ni chez les historiens des pays voisins." Gérard Noiriel Sur la "crise" de l'histoire, p. 268.

"A propos de la "crise" de l'histoire en France", French Politics and Society, Winter 1997, pp. 44-45

"If, for Febvre, the new history was the point of convergence for all knowledge, it was because it represented the culmination of the 'human sciences.' According to Febvre, the other disciplines were merely able to clarify a single dimension of human existence; only history was able to restore it in its totality." Journal of Modern History 66 (September 1994, p. 558)

Il serait néanmoins illusoire d'imaginer qu'il est possible d'éviter toute stigmatisation ou problème en se lançant dans une course sémantique effrenée. Le racisme ou la stigmatisation finissent tojours par rattraper les nouveaux termes. Voir: GLEASON Philip, Speaking of Diversity, Language and Ethnicity in Twentieth-Century America, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992

Dans un ouvrage destiné à des étudiants intitulé Cultural Studies & the Study of Popular Culture; Theories and Methods (The U. of Geogia Press, 1996) l'auteur, John Storey cite John Fiske qui analysant le phénomène des "aliens from space" décide de s'intéresser non pas au thème principal mais à un thème secondaire: 'what is at stake is the opposition between popular knowledge and power-bloc knowledgeóand it is the opposition, not the knowledge itself, that matters'" (p. 78). Il est permis de préférer une analyse en termes d'idéologie et de mystification qui, certes, est moins branchée mais, me semble-t-il plus pertinente.

Dans La Vie commune, essai d'anthropologie générale (Seuil, 1995) c'est à dire dans un ouvrage de "civilisation" ou de sciences humaines, Todorov fait une déclaration sur la pensée littéraire à laquelle peut souscrire un civilisationniste: "La pensée littéraire n'est pas seulement digne d'être accueillie parmi les discours de connaissance; elle a aussi des mérites particuliers. Ce qui s'exprime à travers des histoires ou des formules poétiques échappe aux stéréotypes qui dominent la pensée de notre temps ou à la vigilance de notre propre censure morale, qui s'exerce avant tout sur les assertions que nous parvenons àformuler explicitement; les vérités désagréables - pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous mêmes - ont plus de chances d'atteindre à l'expression dans une oeuvre littéraire que dans un ouvrage philosophique ou scientifique." (p. 12)

Une séance (Literary Historians' Shoptalk) du colloque de l'EAAS qui s'est tenue à Lisbonne en avril 1998 s'intitulait: "Current Critical Practice: A Free-for-All?", Coordinators: Kristiaan Versluys, Gudrun Grabher, Marc Chénetier

Il est possible de rejeter le linguistic turn qui réduit l'histoire à l'étude stylistique ou linguistique sans pour autant rejeter systématiquement les formes de questionnement qu'il privilégie.

Un chercheur américain déclare gentiment: "L'université française n'a pas produit un seul spécialiste important de l'histoire américaine depuis la fin du XIXe siècle." (Daniel Gordon, Le Débat N° 95, Mai-Août 1997) ce qui place nos débats sous le signe de la futilité....

Un livre comme The Bell Curve de Murray et Hernstein est bourré de tableaux statistiques, dont certains ne sont pas inintéressants, et de références bibliographiques mais il n'est en aucun cas "scientifique" et se met au service d'un préjugé raciste mal camouflé par un appareil para-scientifique qui pourrait paraître impressionnant.

- NOVICK Peter, That Noble Dream; The "Objectivity Question" and the American Historical Profession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988

Saluons la belle métaphore de trois historiennes sur ce plan: "Words rarely separate from their conventional referents, nor are they glued to them either. Their adhesion to a definition os more like Velcro, strong enough to stick if undisturbed, but not so strong that social usage can't peel them off for reattachment elsewhere. To lavish all one's attention on the possibility of personal inventiveness on the part of those reading a text to the neglect of the probability of shared understanding of words is to distort the reality." APPLEBY Joyce, HUNT Lynn & JACOB Margaret, Telling the Truth about History, New York & London, W.W Norton & Co, 1994, p.268

Voir Geoff Eley, "De l'histoire sociale au "tournant linguistique" dans l'historiographie anglo-américaine des années 1980", Genèses 7, mars 1992, (pp.163-193) et Hayden White's interview on "Facts, Fictions and Metahistory", Sources, Printemps 1997 (pp.3-30) Bernard Baylin défend une conception de l'histoire aux antipodes de celle de White: "You can't disprove a novel, but you can disprove history; and that seems to me all the difference in the world." On the Teaching and Writing of History, Hanover, NH, Dartmouth College, 1994 (p. 75) Voilà en effet une bonne ligne de partage entre fiction et histoire, fiction et science sociale.

op cit p.12