Voici pour rappel le texte que Marie-Jeanne Rossignol et moi-même avons proposé :
" L'enseignement de la 'civilisation' reste marqué par un grand flou conceptuel, entre littérature et sciences sociales, entre formation pointue et multidisciplinarité. Implicitement, chaque enseignant-chercheur privilégie son propre parcours, mais la formation des nouvelles générations de chercheurs rend nécessaire d'expliciter les choix opérés. Une clarification des définitions s'impose.
La civilisation est-elle l'objet de l'étude ou la façon de la comprendre, de l'enseigner ? ou les deux ? Si l'on peut s'accorder pour reconnaître que les apports des disciplines constituées comme l'histoire, la géographie, la sociologie, l'anthropologie, l'économie, la politologie, la littérature, sont indispensables et fructueux, quels rapports la civilisation peut-elle entretenir avec elles ?
Peut-on envisager la civilisation comme une discipline spécifique, avec ses définitions, ses sources et ses méthodes ? L'enseignant-chercheur civilisationniste ne devrait-il pas plutôt privilégier une formation pointue dans une science sociale précise (par exemple l'histoire ou la sociologie) quitte à lancer par la suite des ponts indispensables avec d'autres sciences au fil de ses cours et de ses recherches ?
Quel crédit les publications et les travaux peuvent-ils espérer dans un monde universitaire toujours régenté par une stricte division entre spécialités et où l'interdisciplinarité constitue l'exception davantage que la règle ? "
La conjoncture actuelle, avec le projet de réforme du CAPES qui prévoit la séparation de l'enseignement des langues de ceux de la littérature et de la civilisation (" les langues doivent avoir des objectifs et un enseignement différents de ceux des Lettres et des Sciences Humaines ") et la réduction de l'enseignement de l'anglais en collège et en lycée à l'enseignement de la langue, montre à quel point cette réflexion est nécessaire. Mon objectif est d'apporter ici quelques éléments concrets au débat. Même si littérature et civilisation ont des intérêts communs, comme on le voit dans l'exemple du CAPES, je ne m'intéresserai pour la commodité de la réflexion qu'à la " civilisation ". La littérature et la production littéraire font partie de l'objet " civilisation ", mais non pas de la méthode de formation.
Dans l'introduction de leur livre, La civilisation américaine,1 publié en 1979, Claude-Jean Bertrand, Jean Heffer et André Kaspi reconnaissent l'absence de définition acceptable de la " civilisation " et le flou méthodologique de son enseignement. Cependant, dans les définitions qu'ils donnent, celle du Littré correspond sans doute le mieux aux pratiques que nous connaissons : " L'ensemble des caractères appartenant à une certaine société groupée sur un certain territoire, à un certain moment de son histoire. " Le temps, l'espace, l'identité sont ainsi reconnus comme les outils d'analyse fondamentaux permettant d'approcher une réalité dont la totalité est " insaisissable ", mais qui " peut faire l'objet d'un enseignement pluridisciplinaire où l'on présente les caractères concrets de la vie américaine et les diverses interprétations qui en sont données. "2 L'histoire, la société, les institutions, la culture3, sont les grandes catégories qui structurent les études de " civilisation nord-américaine ".
La " civilisation nord-américaine " peut être analysée dans l'université française à travers l'enseignement, le recrutement par les concours, et la recherche. Ces pratiques recouvrent des stratégies pluridisciplinaires qui en font un carrefour de disciplines. Mais parce que l'enjeu fondamental est à la fois professionnel et scientifique, les questions importantes concernent aussi les " passeurs ", c'est-à-dire ceux qui assurent l'interculturalité franco-états-unienne, et les " sentinelles " (ceux que Dirk Hoerder appelle gatekeepers4) qui s'emploient à contrôler l'accès au champ.
1° La " civilisation nord-américaine " et ses pratiques à l'université.
L'enseignement de la civilisation américaine tel qu'il est donné dans les départements de langue anglaise peut être observé à trois niveaux emboîtés :
- le DEUG, qui est une formation généraliste, où l'accent est fort justement mis sur la maîtrise approfondie de la langue comme moyen privilégié d'accès à la connaissance d'un pays et de sa culture, et la licence, qui ouvre par le choix des options sur une certaine spécialisation dans les différentes composantes : linguistique, littérature et civilisation dans leurs dimensions britannique et américaine.
- la préparation des concours (CAPES et Agrégation)
- le DEA et la réalisation de la thèse, qui sont des moments de production de connaissances par la recherche et la spécialisation.
a) L'enseignement en DEUG et licence
Une observation des sujets traités en civilisation américaine dans 16 départements fait apparaître quelques traits dominants5.
La civilisation américaine est associée soit à la civilisation britannique soit à la littérature américaine. L'enseignement s'organise autour de quatre axes principaux : histoire, société, institutions, culture, avec quelques sujets à dominante économique. En première année de DEUG, la dimension historique est privilégiée pour l'initiation. Elle reste importante en deuxième année, mais sur des périodes très contemporaines, et les sujets de société (immigration et ethnicité, diversité) sont les plus nombreux. En licence, on constate une grande variété. L'histoire reste dominante à égalité avec la société où la contestation, le multiculturalisme fournissent de nombreux sujets, tandis que la culture est abordée à partir de l'art, du cinéma ou de l'histoire des idées. Les thèmes purement institutionnels sont minoritaires.
Les exercices privilégiés d'apprentissage méthodologique sont le commentaire de document et la dissertation, l'un et l'autre semblables à leurs équivalents en histoire. Mais il y a peu de cours où la méthodologie soit l'objectif principal.
b) Les concours
Pour les programmes et sujets de concours, j'ai considéré essentiellement l'agrégation.
L'" option B " (civilisation) a été introduite dans le programme de l'agrégation en 1977. Chaque année, le programme comporte 3 questions : thématiquement, 2 portent sur la Grande Bretagne (voire le Commonwealth comme en 1991 avec l'Afrique du Sud) et 1 sur les Etats-Unis ; méthodologiquement, 2 sont des questions d'histoire et 1 relève de l'histoire des idées et plus récemment de la production culturelle (peinture).
On voit dans les sujets proposés aux candidats que la dimension historique est très importante, et que l'on ne craint pas de remonter au XVIIIe et même au XVIIe siècle.
Les programmes des concours sont aussi parfois repris dans les cours. Ceux-ci reflètent assez bien la diversité des sujets possibles.
Sessions de :
1977 : La révolution américaine (1763-1789) : conflits politiques, sociaux et économiques.
1978 : Le transcendantalisme américain.
1979 : Les rapports de l'Exécutif et du Congrès aux Etats-Unis de 1944 à 1974.
1980 : La crise de 1929 aux Etats-Unis.
1981 : Frederick J. Turner : The Frontier in American History, 1921.
1982 : Le syndicalisme aux Etats-Unis de 1960 à 1980 : les structures, les fonctions économiques, sociales et politiques.
1983 : Le " New Deal " aux Etats-Unis (1933-1941) : Aspects politiques, économiques et sociaux.
1984 : Hollywood 1929-1969 : Miroir, symboles, communication.
1985 : Les minorités hispaniques aux Etats-Unis (1960-1980). Ethnicité et identité. Reflets culturels des tensions idéologiques (cinéma notamment).
1986 : Le Sud et l'idéologie esclavagiste avant la guerre de Sécession.
1987 : Les immigrations européennes aux Etats-Unis (1880-1910).
1988 : L'expansionnisme et la politique étrangère des Etats-Unis (1885-1908).
1989 : Les débuts du puritanisme américain (1630-1692).
1990 : 1789-1989 : la Cour Suprême dans l'histoire des Etats-Unis.
1991 : La peinture américaine depuis la Deuxième Guerre mondiale.
1992 : La guerre du Vietnam et l'opinion publique américaine (1961-1973).
1993 : Benjamin Franklin : l'affirmation d'une identité américaine.
1994 : L'Amérique des années vingt : société, moeurs, idéologies, médias (1918-1928).
1995 : Le féminisme aux Etats-Unis de 1848 à 1875 : le débat au sein du mouvement.
1996 : L'anticommunisme et la 'chasse aux sorcières' aux Etats-Unis (1946-1954).
1997 : La politique indienne des Etats-Unis (1830-1890).
1998 : Les Médias et l'information aux Etats-Unis depuis 1945.
c) Les thèses
De l'inventaire des thèses recensées dans Doc-Thèses, 1984-1996 (Disciplines : Etudes nord-américaines - culture et société, ainsi que Histoire - Etats-Unis), on peut tirer quelques premières conclusions :
- Les lieux de production de thèses sont très concentrés (encore faut-il tenir compte de la mobilité de directeurs de thèses comme André Kaspi, Daniel Royot ou Pierre Mélandri, qui ont commencé dans d'autres centres que les 5 principaux).
- Le nombre de thèses soutenues en études nord-américaines est élevé, et en croissance continue. Les causes en sont bien connues (réouverture de postes, donc de perspectives d'emploi dans les années 1990, l'année 1987 apparaissant comme un rattrapage après le changement de formule de la thèse en 1984). Se pose évidemment le problème des débouchés futurs, car le nombre de postes ne peut manquer de décliner bientôt (recrutement en coups d'accordéon), même un poste d'enseignant à l'université ne peut pas être le seul débouché d'une thèse.
Thèses recensées (Source : base de données CD-ROM Doc-Thèses, 1984-1996)
Etudes nord-américaines - Culture et société : N=114
25 : Paris 7
20 : Paris 3
15 : Paris 4 60/114 ( 53 %)
10 : Paris 8
9 : Bordeaux 3
4 : Toulouse 2
3 : Montpellier, Aix-Marseille, Lyon 3
2 : Paris 9, 10, 12, Lille 3, Nancy, Nantes
Histoire - Etats-Unis : N= 47
14 : Paris 1
10 : EHESS 24/47 ( 51 %)
4 : Paris 3, Paris 4
3 : Montpellier
2 : Paris 7, 8, 10, IEP
Sujets :
Les sujets les plus souvent traités en " études nord-américaines - culture et société " sont : les noirs, les indiens et les mouvements sociaux dans les années 1980, et dans les années 1990 : encore les noirs et les indiens, avec une augmentation du nombre des thèses portant sur les migrations, la religion et les relations internationales. La dominante est donc plus sociale dans les années 1980 et plus ethnique dans les années 1990. On peut aussi mentionner quelques thèses à sujets en fait littéraires ou centrés sur les représentations. Une écrasante majorité (85 %) traitent exclusivement du XXe siècle.
En " histoire - Etats-Unis ", 24 thèses sur 47 sont axées sur les relations internationales (la plupart sur le XXe siècle). Les autres sont très éparpillées. 70 % concernent le XXe siècle.
En " sociologie " avec le mot-clé " Etats-Unis ", sur 20 thèses soutenues de 1984 à 1995, seules les 7 plus récentes (depuis 1993) sont consacrées exclusivement aux Etats-Unis.
2) L'interdisciplinarité et la pluridisciplinarité comme stratégies.
a) Un enseignement pluridisciplinaire
En ces temps de commémoration, il n'est pas inutile de faire un retour sur les 30 dernières années. Les années qui ont immédiatement suivi 1968 ont été marquées par un important recrutement pour satisfaire à l'augmentation du nombre d'étudiants (due à un facteur démographique, le baby-boom, et à la démocratisation de l'enseignement universitaire), et par un bouillonnement d'idées dans l'enseignement et la recherche. Cela a pu prendre la forme d'une ouverture concertée vers les autres disciplines, par exemple à l'université de Vincennes-Paris VIII. Les années 1960-70 ont été une période de critique de cadres sclérosés et producteurs de pouvoir autant et plus que de science.
Le drame de la fin des années 1970 et des années 1980, c'est que ceux qui ont été formés sur ces bases nouvelles n'ont pu entrer normalement prendre leur place parmi les cadres universitaires, parce que le recrutement élevé du début des années 1970 a été suivi par une fermeture quasi totale, conséquence logique de ce que le nombre d'étudiants n'a pas continué à augmenter et que la politique de création de postes est menée au coup par coup sans hauteur de vue. Une génération, celle qui avait été formée autrement, a été ainsi laissée de côté, sans pouvoir donner la mesure de ses possibilités.
En ce qui concerne la civilisation américaine, la plupart des enseignants qui étaient en poste au début des années 1990 avaient été formés aux études anglaises par la littérature6. Ils ont cependant contribué à la création d'un enseignement de civilisation à côté de l'enseignement de la littérature. Que ce soit en DEUG et en licence, ou dans les programmes de concours, la civilisation des Etats-Unis est appréhendée à travers 4 domaines : histoire, société, institutions, culture. Il est souhaitable que le caractère pluridisciplinaire de cet objet soit reconnu et que cette formation soit donnée par des enseignants qui aient une connaissance approfondie dans un ou plusieurs de ces domaines.
A partir de la maîtrise, la spécialisation des étudiants implique de leur part comme de celle de leurs enseignants une réflexion sur les méthodes les plus aptes à apporter des réponses aux questions posées. L'approfondissement d'un sujet implique le recours à des techniques qui peuvent avoir été développées dans une discipline ou dans plusieurs, et rien n'empêche ensuite d'en explorer d'autres. Après tout, les disciplines ne sont pas des sociétés secrètes, leurs méthodes sont expliquées, enseignées au grand jour. On sait qu'elles s'empruntent des concepts, des méthodes. Les départements de langues ont vocation à s'enrichir par l'accueil d'enseignants-chercheurs venus d'horizons divers. C'est surtout vrai en ce qui concerne la formation des futurs chercheurs, qui a besoin d'être encadrée, même après le DEA, car c'est là que le métier s'apprend. Et cela prend du temps. Aussi, le projet évoqué de suppression du DEA semble-t-il une proposition particulièrement inadaptée aux besoins.
b) Une recherche transdisciplinaire :
La civilisation nord-américaine a pour objet une aire culturelle, à laquelle elle applique les mêmes règles fondamentales de la recherche que les autres disciplines, celles de l'érudition et de l'interprétation. Ainsi peut-elle reprendre à son compte l'inventaire que fait Roger Chartier des opérations spécifiques de l'histoire : " construction et traitement des données, production d'hypothèses, critique et vérification des résultats, validation de l'adéquation entre le discours de savoir et son objet. "7 Cette base méthodologique commune permet les transferts de concepts, de questionnements entre disciplines.
C.-J. Bertrand, J. Heffer et A. Kaspi soulignent l'apport indispensable de la dimension historique à la compréhension d'une aire culturelle8. Il n'existe pas de cours de civilisation française, car les enjeux de territoires sont trop importants, et dans une large mesure les départements d'histoire remplissent ce rôle. La plupart des historiens français sont des historiens de la France, même s'ils se baptisent pompeusement, historiens des femmes, du rural, de l'urbain, de l'industrialisation, des chemins de fer, ou autres.
Le très faible nombre de chaires d'histoire consacrées à l'enseignement de l'Amérique du Nord a contribué au faible nombre de thèses soutenues, et a incité ceux qui souhaitaient travailler sur ce domaine à candidater sur des postes de civilisation. Les thèses d'études nord-américaines sont proportionnellement plus centrées sur le contemporain que les thèses d'histoire des Etats-Unis. C'est un des domaines où l'historien peut ajouter ses propres questionnements aux études qui portent sur l'espace nord-américain, même si le contemporain est aussi son domaine. Si tout le monde peut travailler sur des archives, l'historien n'est pas un simple " promeneur dans le passé ", c'est un " praticien du temps ". Il fait comprendre que " le fil de l'histoire " n'existe pas, et que la concomitance n'a pas valeur explicative.
Dans Combats pour l'histoire, Lucien Febvre écrivait que l'histoire " cherche et met en valeur dans le passé les faits, les événements, les tendances qui préparent le temps présent, qui permettent de comprendre. "9 En fait l'histoire peut être aussi féconde quand elle s'interroge sur l'échec de solutions alternatives, sur les occasions manquées. Pour reprendre un projet toujours d'actualité : " Dans le dialogue interdisciplinaire, l'ambition de l'histoire pourrait être celle-là : analyser plus finement comment l'évolution des sociétés humaines est à la fois contenue dans leur passé et peu prévisible. "10
c) Des lieux de discussion interdisciplinaires
La recherche est facilitée par la circulation des idées, par l'action collective, et par les discussions. A cet égard les groupes de recherche en civilisation américaine sont nombreux, et c'est à travers leurs publications que l'on peut percevoir la richesse de leurs questionnements. Les associations plus importantes comme l'Association Française d'Etudes Américaines et la Société d'Etudes Nord-Américaines favorisent aussi la circulation des connaissances et la confrontation des méthodes. La SENA affirme clairement ses objectifs interdisciplinaires : " Fondée en 1988, la SENA réunit des historiens, des géographes, des économistes, des politologues et des civilisationnaistes. Elle constitue pour eux un lieu de réflexions et de rencontres interdisciplinaires. "
d) Quel crédit ?
Le problème essentiel est celui de la reconnaissance des recherches, qui porte en soi la question de définir ce que seront les thèses et les recrutements futurs. La production de connaissances est soumise aux mêmes contraintes et validations que la production économique. Il y faut beaucoup de travail, des moyens et de l'imagination, et il n'y a pas de recette miracle.
La qualité d'un travail est traditionnellement reconnue par les pairs, et c'est le cas des prix de la SENA pour les études nord-américaines. Voici pour rappel la liste des thèses récompensées, parmi lesquelles la civilisation tient honorablement sa place.
Doc. 4 : Thèses récompensées par le prix de la Société d'Etudes Nord-Américaines (SENA)
1992 : Foucrier Annick, La France, les Français et la Californie avant la ruée vers l'or (1786-1848), dir. Jean Heffer, EHESS.
1994 : Bozo Frédéric, Deux stratégies pour l'Europe. De Gaulle, les Etats-Unis et l'alliance atlantique (1958-1969), dir. Pierre Mélandri, Université Paris X.
Daniel Dominique, La réunification familiale aux Etats-Unis (1965-1990) : Politiques et pratiques migratoires, dir. Geneviève Fabre, Université Paris 7.
1996 : Richet Isabelle, Entre charité et justice sociale, les églises chrétiennes et la lutte contre la pauvreté dans l'Amérique de Ronald Reagan, dir. Jean Heffer, EHESS.
1997 : Michelot Vincent, Les nominations à la Cour Suprême des Etats-Unis (1937-1987) : aspects politiques, dir. Jean-Pierre Martin, Université de Provence.
1998 : Calvès Gwénaële, L'affirmative Action dans la jurisprudence de la Cour Suprême des Etats-Unis : le problème de la discrimination 'positive', dir. Jacques Chevallier, Université Paris II.
Ndiaye Pap, Du nylon et des bombes : les ingénieurs chimistes de Du Pont de Nemours, le marché et l'Etat, 1910-1960, dir. Jean Heffer, EHESS.
Quant aux relations avec nos collègues étrangers, à l'échelle européenne, les Français ont été nombreux au congrès de l'EAAS à Lisbonne en avril 1998. En ce qui concerne les Etats-Unis, j'ai longtemps entendu dire que les recherches des Français étaient occultées par le mauvais vouloir des chercheurs américains, qui d'ailleurs ne les connaissaient pas car ils ne peuvent pas lire le français. La deuxième remarque est certes juste, mais pour ce qui est des rapports avec les spécialistes autochtones de notre objet d'étude, il n'est guère d'année où les Français ne soient pas présents au congrès de l'Organization of American Historians, et depuis la création en 1994 des prix des meilleurs livre et article étrangers, 3 livres et 2 articles de chercheurs français (Jacques Portes, Marie-Jeanne Rossignol et Jean Heffer pour les livres, François Weil et Catherine Collomp pour les articles) ont été récompensés. Les communications présentées par des chercheurs français aux colloques de l'OAH comme dans d'autres colloques, comme ceux de l'université du Pacifique à Stockton, Californie, montrent aussi que les recherches françaises sont connues et bien considérées.
3) " Passeurs " et " sentinelles "
La mondialisation ne va pas supprimer les différences culturelles, mais sans doute déplacer les lignes de faille. Le civilisationniste, en s'intéressant à une aire culturelle qui lui est extérieure, par la langue et la culture, produit une compétence interculturelle, une gymnastique mentale que connaît tout voyageur aux prises avec des langues, des monnaies différentes, et que chaque Français va bientôt devoir pratiquer avec l'introduction de l'Euro. Aussi est-il bien placé pour jouer le rôle d'intermédiaire culturel. Selon la formule de François Magnin : " Le passeur doit être familier des deux rives. "11 Qu'un ministre français de l'éducation nationale minimise l'intérêt de lire Goethe ou Shakespeare dans le texte d'origine est atterrant12.
Comme le rappelle Dirk Hoerder " any language has its own set of connotations and underlying assumptions. "13 La compétence interculturelle devient de plus en plus stratégique. En ce qui concerne les Etats-Unis, cela permet par exemple de relativiser l'utilisation sauvage de concepts longtemps étrangers aux études françaises, comme 'ghetto', 'ethnie', 'genre'. C'est, dans l'autre sens, tordre le cou une bonne fois pour toutes à l'exceptionnalisme, autrement dit éviter l'américano-centrisme.
Mais d'autre part, il existe actuellement une tendance qui pousse dans le sens d'un retour en arrière avec reprise en mains par les réseaux institutionnels qui sont un facteur de conformisme réducteur. Dans " Fécondités, limites et échecs de la pratique interdisciplinaire "14, Serge Moscovici dénonce un pesant conformisme à l'oeuvre à travers congrès, conférences et revues, lesquelles sont selon lui des " machines de la plus haute uniformisation professionnelle qui soit " et dont il voit l'influence accentuée par les nouvelles règles de recrutement qui font une place plus large aux publications dans des revues à comité de lecture. Son diagnostic est intéressant à mentionner. " Peut-être les sciences sont-elles aujourd'hui si incertaines d'elles-mêmes qu'elles ressentent la nécessité de redéfinir leurs frontières. Chacune renforce ses critères de reconnaissance, exerce une pression plus conformisante sur les jeunes chercheurs ou sur les étudiants. " Il en déduit un paradoxe. " Il y a donc un revirement social et intellectuel : quand les disciplines étaient encore fortes, les institutions favorisaient les échanges entre elles ; aujourd'hui que cette force s'est diluée, les institutions favorisent la séparation intellectuelle et professionnelle des disciplines, alors que leurs frontières sont devenues poreuses et, à la limite, invisibles. "15
Le " malaise ", comme la " crise ", semble relever de difficultés à évoluer. Avec la fin des idéologies, les orphelins se lamentent bruyamment. Le chemin est toujours étroit entre une connaissance populaire, médiatisée, mythifiée, et une production de connaissances sclérosée par des questionnements étroitement définis par des enjeux de pouvoir et de carrière. Il reste une place pour une production de connaissances ouverte et pluraliste, validée par le sérieux des recherches et le test du terrain. Il convient d'abord de résister aux pressions qui peuvent conduire à abaisser le niveau du recrutement, pour préserver l'avenir. C'est le rôle du CNU. Enseigner dans le supérieur est un avantage considérable et les candidats faibles d'aujourd'hui sont la mauvaise recherche de demain.
L'apport de spécialistes de diverses disciplines est un facteur stimulant pour l'enseignement et la recherche en civilisation nord-américaine. L'étude d'une même aire culturelle permet de trouver un territoire d'échange commun (a common ground). Sans être semblables, il est possible de reconnaître les différences et les complémentarités et de poser les bases d'un dialogue. Le risque est bien que chacun, s'enfermant dans sa logique disciplinaire, perde une occasion de communiquer. A l'heure où le caractère " pluriel " des disciplines s'affirme16, les enjeux semblent souvent tenir à quelques postes d'enseignants de plus.
Comme le dit Dirk Hoerder : " Audiatur et aliter par " (listen also to the other side).
1. Bien sûr, il reste toujours le problème sémantique de l'utilisation habituelle d''américain' pour 'états-unien'. Cette pratique, critiquée par les autres habitants du continent américain, brouille les catégories.
2. Claude-Jean Bertrand, Jean Heffer et André Kaspi, La civilisation américaine, PUF, 1979. L'édition de 1991 reprend cette introduction.
3. Selon la définition formulée par E.B. Tylor en 1871, " Un tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances, l'art, l'éthique, le droit, les coutumes, ainsi que toutes les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société. "
4. Dirk Hoerder, " Non-American Historians and the Difficulties of Reaching a U.S. Scholarly Public ", Perspectives, February 1996, pp.9-11.
5. L'échantillon est composé des départements d'anglais des universités suivantes : Aix-en-Provence, Besançon, Clermont, Dijon, Grenoble, Lyon 2, Montpellier, Orléans, Paris III, IV, VII, X, XIII, Rennes, Toulouse, Tours. Je remercie vivement les secrétariats et les collègues qui m'ont envoyé la brochure de leur département.
6. Colette Bernas et Elisabeth Gaudin, " La civilisation : comment enseigner ce qui n'existe pas ? ", Enseignement / Apprentissage de la civilisation en cours de langue, INRP, 1990.
7. Roger Chartier, " Le temps des doutes ", Le Monde, Supplément spécial Pour comprendre l'histoire, jeudi 18 mars 1993.
8. op. cit.
9. Lucien Febvre, Combats pour l'histoire, 1953, p.117.
10. Bernard Lepetit, " Propositions pour une pratique restreinte de l'interdisciplinarité ", Revue de synthèse, 1990, vol.111 n°3, pp.331-338.
11. Rapport sur l'épreuve de thème écrit à l'agrégation d'anglais, session de 1997.
12. Libération 18 mars 1998.
13. op. cit.
14. Serge Moscovici, " Fécondités, limites et échecs de la pratique interdisciplinaire ", Interdisciplinarités, Le genre humain, Le Seuil, Hiver 1998, pp.15-29.
15. Ibid., p.28.
16. Michelle Masson, Vous avez dit géographies ? Didactique d'une géographie plurielle, Colin, 1994.