Ce texte, publié ici dans sa version originale, est paru dans la Newsletter de l'AFEA n°5 (hiver 1975). Il est issu d'un atelier du 6ème Congrès de l'AFEA à Chantilly (16-18 mars 1974) dont le thème général était "La civilisation et le rôle des médias". Mais ce fut aussi l'occasion de faire le point sur la "civilisation", matière déjà très présente dans les départements mais encore en quête de définition, et de tenter d'en établir un statut de manière plus pragmatique que théorique, comme on le verra à travers ces lignes qui partent avant tout de la pratique de terrain.
Cette contribution collective synthétisée par Marianne Debouzy et Sylvia Ullmo est l'un des rares documents aussi longs et explicites publiés par l'AFEA sur l'état de la discipline et ses interrogations politiques et scientifiques. Elle fut rédigée dans un contexte à la fois d'affirmation de la "civilisation" face à une critique littéraire américaniste en plein essor et de recul par rapport aux perspectives et aux espoirs de l'après-1968. On verra, en la lisant, que bien des questions qu'elle pose restent les nôtres, tant sur le plan scientifique qu'institutionnel, et que même si les termes ont changé, nombre de réponses sont encore sinon à trouver du moins à mettre en oeuvre.
LES ATELIERS SUR L'ENSEIGNEMENT DE LA CIVILISATION
Animés par une équipe de l'université Nancy II et une équipe des universités Vincennes-Charles V-Paris II-Tours.
Présentation des résultats par Marianne DEBOUZY, Vincennes.
Au congrès de Chantilly, qui s'est tenu en mars 1974, une demi-journée a été consacrée à des ateliers sur l'enseignement de la civilisation. Trois ateliers ont fonctionné simultanément : un sur les problèmes pédagogiques (recherche et exploitation des documents) : un sur l'enseignement de civilisation et le problème du cursus : un sur la pluridisciplinarité dans l'enseignement de la civilisation. Un questionnaire a été préalablement envoyé aux participants du Congrès, afin de préparer les débats et de tirer le meilleur parti du temps dont nous disposions.
Aussi imparfait qu'ait été le fonctionnement des ateliers, cette formule a paru à un grand nombre d'entre nous beaucoup plus satisfaisante qu'une succession serrée de communications qui laisse trop peu de place aux échanges et à la discussion. C'est pourquoi nous remercions très vivement Sim Copans d'avoir rendu possible l'organisation de ces ateliers et souhaitons que dans les prochains congrès une telle formule puisse être reprise et étendue.
Dans l'atelier "pluridisciplinarité", les problèmes suivants ont été abordés :
I - Comment faire de la pluridisciplinarité dans l'enseignement de civilisation ?
Plusieurs possibilités ont été évoquées :
Très rapidement la discussion fait apparaître que ces problèmes recoupent celui des finalités de l'enseignement : les étudiants viennent dans les cours de civilisation à la recherche de finalités différentes. Veut-on les diriger vers diverses spécialités ? La civilisation est-elle ou non un support de l'enseignement de la langue étrangère ? etc. Avant d'élaborer les programmes, il serait souhaitable de définir les finalités de l'enseignement de civilisation.
Aux possibilités énumérées plus haut correspondent diverses modalités pratiques :
1) cours juxtaposés assurés par diverses enseignants (la discussion fait apparaître que la juxtaposition semble être la règle mais comporte un danger : on voit bien ce qui sépare les spécialités, mais non ce qui les rapproche. D'où difficulté d'aboutir à une vision globale).
2) cours enseignés par plusieurs enseignants, présents en même temps de façon régulière et non ponctuelle et traitant ensemble de divers aspects d'un même thème. L'exemple d'un cours de Vincennes sur le racisme est cité : y participaient deux historiens, deux sociologues (dont un spécialiste des enquêtes et sondages) et un psychanalyste. Après plusieurs séances ou l'on tente de définir le racisme à partir de différentes approches les étudiants travaillèrent en groupe sur des thèmes spécialisés sous la direction des divers enseignants (l'antisémitisme en France à l'époque de l'Affaire Dreyfus, le problème des travailleurs immigrés, le racisme aux Etats-Unis, etc...). Viola Sachs (Vincennes) cite également le cas d'une étude de The Scarlet Letter associant des enseignants de littérature et du Département d'Arts Plastiques.
3) un enseignant-homme-orchestre traite seul de différents aspects du sujet. Ex. les Etats-Unis pendant la guerre froide (Vincennes) : après une introduction ou l'on a essayé de définir la problématique du cours, et de fournir un certain nombre de données sur la situation économique et sociale des Etats-Unis et leurs rapports avec le reste du monde à l'époque, les étudiants ont travaillé en groupes : un groupe sur les problèmes économiques et plus particulièrement sur le plan Marshall, un groupe sur la vie politique aux Etats-Unis à l'époque et plus particulièrement le maccarthysme : un groupe sur l'idéologie de la guerre froide (étude des ouvrages de Kennan, James Burnham et leurs épigones en France) : un groupe sur le mouvement ouvrier aux Etats-Unis : un groupe sur le cinéma (structures de l'industrie cinématographique : maccarthysme à Hollywood : production cinématographique, rôle économique et idéologique du cinéma ; présentation du film Le Rideau de Fer). Sur un sujet historique comme celui-ci, le problème est, bien sûr, de faire apparaître ce qui est spécifique de la civilisation américaine, et de réussir à monter les interdépendances entre les différents thèmes abordés.
4) Il peut y avoir des cours portant sur un sujet spécialisé : ex. les institutions fédérales, la croissance économique faits par des enseignants spécialisés (extérieurs au département) ou recyclés.
5) B.Buffevant (Montpellier) fait part de l'expérience faite par plusieurs enseignants de Montpellier. Un enseignement de civilisation américaine, obligatoire dans la 2ème année du 1er cycle, est donnée dans le cadre d'une expérience de dynamique du groupe. Il n'est pas fait appel à des "spécialistes" extérieurs au Département mais l'enseignement est entièrement pris en charge par des enseignants américanistes qui travaillent en équipes et qui ont conçu le programme de l'année.
Chaque séance est conçue par deux enseignants qui fournissent aux étudiants un dossier et des textes renvoyant à un certain nombre de problèmes. Le programme comporte à la fois une mise en pratique de dynamique de groupe et un examen des problèmes. Les enseignants ont tous une formation dans ce domaine, acquise à l'extérieur du département.
6) Didier Machu (Nancy) explique qu'à Nancy les enseignants de civilisation américaine ont le souci de permettre aux étudiants d'établir une comparaison avec la société française, seul moyen de leur faire saisir la spécificité de la civilisation américaine et de les faire réfléchir sur leur propre société. D'où l'obligation pour les étudiants de suivre des unités de valeur extérieures à l'enseignement d'américain et portant sur las société française.
Le point de vue comparatif apparaît comme très important à de nombreux enseignants. A Nancy un cours a été fait sur les "blue-collar workers" en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis à Vincennes sur les "origines du mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis". Après deux ou trois séances dans lesquelles ont été définis certains termes et les thèmes de travail, deux groupes ont été constitués par les deux enseignants associés l'un travaillant sur le cas français, l'autre sur le cas américain. Pendant trois semaines les groupes travaillaient séparément sur le même thème (formation de la classe ouvrière, conditions de la vie politique, condition ouvrière, etc.) et la 4ème semaine les deux groupes se retrouvaient pour confronter leurs analyses et essayer de déterminer les caractères spécifiques du mouvement ouvrier en France et aux Etats-Unis.
Dans l'état actuel des études de civilisation, il est nécessaire à l'enseignant américaniste-civilisationniste de s'initier aux sciences humaines (ou sociales) - d'où le problème de la formation des enseignants.
II - Formation des Enseignants
Elise Marienstras (Charles V) fait part de l'expérience de l'UFR d'Anglais Charles V dans ce domaine : des sociologues, une historienne, un géographe ont été rattachés administrativement à l'UER. Les sociologues ont consacré un certain nombre d'heures - dans le cadre de l'UER - à l'initiation des anglicistes et américanistes aux méthodes de la sociologie -initiation complétée par un séminaire à Royaumont.
Si les sciences sociales sont un outil indispensable, comment utiliser les approches de ces sciences dans les cours de civilisation ?
Nous considérons nous comme de simples vulgarisateurs ? Pouvons-nous travailler sur les résultats des sciences sociales sans nous soucier de la façon dont ils sont obtenus ? Nécessité d'une utilisation critique des sciences sociales.
Le recours à plusieurs disciplines n'a d'intérêt que si l'on traite de sujets où elles peuvent converger, si l'on peut utiliser leurs diverses approches dans l'étude d'un sujet.
III - Problème du découpage des sujets
Comment choisit-on les sujets de civilisation ? (On pourrait inventorier les sujets privilégiés dans les programmes actuels et ceux qui n'y figurent jamais).
Sur quels critères opère-t-on le choix des sujets pluridisciplinaires ? La discussion soulève le problème : comment définir le fait de civilisation ? Rien n'est exclu a priori, mais certains faits sont plus significatifs que d'autres. L'important, semble-t-il, c'est la mise en rapport des différents éléments qui composent une civilisation. L'important, semble-t-il, c'est la mise en rapport des différents éléments qui composent une civilisation. L'objet de la méthode pluridisciplinaire est d'aboutir à une vision globale.
N'importe quel sujet peut-être traité dans une optique pluridisciplinaire mais certains découpages conduisent à traiter les sujets d'une façon purement descriptive et parcellaire. (On pourrait s'interroger sur les "questions d'histoire" présentes dans les programmes et la conception de l'histoire à laquelle elles renvoient).
Certains sujets favorisent plus que d'autres l'association de différentes approches parce que révélant des éléments essentiels, spécifiques d'une civilisation et débouchant sur une vision globale. Divers exemples ont été évoqués la ville, le pouvoir dans la société (classes sociales), justice et société (plutôt que l'institution judiciaire), etc.
Il faut remettre en cause la coupure littérature-civilisation, car dans la situation présente la civilisation est définie négativement comme ce qui n'est pas littérature - et vice-versa.
IV - Problème de la méthode de la civilisation
Y-a-t-il une méthode de la civilisation ?
Pour définir la méthode il faut définir son objet : qu'est-ce que la civilisation ?
Les américanistes ont tendance à refuser ce type de débat, parce que trop abstrait. Quand ils définissent la civilisation ils ont tendance à la réduire à l'étude des partis politiques et des syndicats. Cette conception étroitement institutionnelle devrait être remise en cause à la lumière des travaux des anthropologues, des sociologues, des historiens, etc. La civilisation c'est aussi le mode de vie, la civilisation matérielle, les comportements, les attitudes devant la mort, les rites sociaux, les représentations, la place de la religion dans la société, etc.
Peut-on vraiment élaborer des programmes sans se poser la question de ce qu'est la civilisation ? (Proposition : peut-on envisager un débat, sous forme de séminaires ou autrement sur la notion de civilisation ?)
Elise Marienstras décrit la tentative faite à Charles V de prévoir un programme de civilisation couvrant tout le cursus et articulé à partir des différents éléments de la définition de la civilisation proposé par F. Braudel.
La méthode pluridisciplinaire devrait être la recherche de perspectives complémentaires, l'analyse convergente des multiples faces des phénomènes sociaux, des transformations sociales. Pour cela il faut briser les frontières entre les différents secteurs, chercher à saisir les interdépendances entre modes de production, hiérarchies sociales, institutions et croyances.
La méthode pluridisciplinaire essaie de parvenir à une explication globale : décomposer, classer, hiérarchiser les différents éléments qui composent l'ensemble, comprendre comment ils s'imbriquent et se conditionnent. Il s'agit d'aboutir à une vision qui ne soit pas purement descriptive, statique, mais à une mise en rapport des différents composantes d'une civilisation, afin de saisir ce qui fait sa spécificité. Pour reprendre la méthode culinaire d'un collègue de Bordeaux, il s'agit non seulement d'identifier les ingrédients qui composent la mayonnaise mais de savoir ce qui la fait prendre.
Le travail en équipe paraît indispensable pour mener ces investigations. Mais la discussion fait apparaître que la méthode pluridisciplinaire est une approche et non une fin en soi. Il serait donc souhaitable de réfléchir davantage à son objet.
V - Problème de la recherche en civilisation et de la carrière des enseignants
Tout le monde est conscient de la nécessité de recyclage des enseignants de civilisation. Mais dans l'état actuel du système, le recyclage se fait au détriment de la carrière.
Maurice Gonnaud (Lyon) évoque le problème du CCU. Au CCU, le cloisonnement en spécialités peut aboutir à la pénalisation des enseignants de civilisation : l'américaniste qui se fait historien est mal jugé par les historiens et les anglicistes.
D'autre part, les problèmes de la recherche en civilisation apparaissent difficiles à surmonter : quel type de recherche peut-on faire en France ? (Problème des sujets de thèse de civilisation).
Pour la préparation des cours de civilisation, les enseignants ont de sérieux problèmes, surtout les provinciaux, très désavantagés par rapport aux parisiens en ce qui concerne les bibliothèques, les centres de documentation.
Les participants aux ateliers évoquent la possibilité de centraliser une documentation bibliographique fournie par les enseignants qui ont travaillé sur divers sujets, de mettre en commun les ressources en documents, de faire connaître les ressources locales dans tel ou tel domaine. Une telle mise en commun paraît possible mais demande la coopération active d'un certain nombre d'enseignants. Ceux qui seraient intéressés à participer à une telle tentative peuvent écrire à Daniel Stewart, 18 rue de Gravelle, 75012 PARIS.
Tous ces problèmes ne peuvent être envisagés indépendamment des finalités qu'on assigne à l'enseignement de civilisation.
En conclusion des trois ateliers nous avons essayé de définir ces finalités. Elles sont, bien sûr, déterminées par les besoins du public (pas uniquement anglicistes) des cours de civilisation.
Mais au delà de ces finalités professionnelles on peut définir des finalités globales :