Transatlantica 1 / 2001
Cynthia GHORRA-GOBIN. Los Angeles : le mythe américain inachevé. Paris : Editions du CNRS, 1997. Lu par Claire Bénit (Université de Poitiers). Cynthia Ghorra-Gobin retrouve ici ses thèmes de recherche privilégiés : la civilisation américaine approchée à travers la ville de Los Angeles qui en est à la fois un emblème et un contre-modèle et ce qui institue la ville. Ce croisement est dautant plus riche que les fondements de lurbanité angelinaise sont demblée présentés comme paradoxaux. Ils ne reposent pas sur des espaces urbains partagés par les résidants, repères spatiaux ou lieux de rencontre, mais sur des idéaux communs : valorisation de la famille comme unité élémentaire de la vie sociale, refus de la ville et de ses fortes densités jugées pathogènes, recherche dun idéal pastoral matérialisé par la maison individuelle quentoure un jardin. Retraçant lhistoire de la ville, lauteur montre comment ses bâtisseurs notamment les compagnies ferroviaires adoptèrent une logique de croissance illimitée, qui dès le début du siècle se traduisit dans lespace par un fort étalement urbain. Ce dernier correspond aussi à lidéal américain dune vie proche de la nature et centrée sur la famille, inspiré par le courant transcendentaliste et des influences religieuses. Cest cet idéal qui constitue pour lauteur le fondement même de la forme urbaine angelinaise, plus que les moyens techniques de la construction urbaine, à savoir le tramway, puis lautomobile. On peut toutefois sinterroger sur les rapports entre lexpression publique des citadins, opposés à la densification, et la pression politique des lobbies locaux. En effet les compagnies ferroviaires et automobiles, souvent aussi promoteurs immobiliers, ont un intérêt certain à la poursuite de létalement urbain, quelles peuvent facilement faire prévaloir grâce à leur liens étroits avec les pouvoirs municipaux et les milieux de la presse. Un second thème crucial de louvrage de Cynthia Ghorra-Gobin est le refus angelinais de lespace public et de la centralité. Mais quels sont alors les modes angelinais de sociabilité ? Lauteur montre comment le dynamisme associatif, lappropriation de lespace résidentiel local, et dans le même temps une forte mobilité résidentielle, permettent de développer et dentretenir dimportants réseaux de sociabilité. La mise en place de ces réseaux hors de tout espace public repose sur une facilité de communication rendue possible par lhomogénéité sociale dans laquelle évolue lhabitant : la probabilité de rencontrer des individus appartenant à un groupe social différent du sien est relativement limitée. Pour lauteur, qui sinterroge sur les raisons profondes dun tel choix, le refus de la centralité serait celui du passé hispanique de la ville par de nouveaux citadins, majoritairement WASP, cherchant à affirmer leur hégémonie dans lespace de la ville : la création dune nouvelle centralité aurait exigé à un moment donné une négociation [avec les Hispaniques] sur la valorisation et la hiérarchisation de lespace public, ce à quoi se refusaient les nouveaux conquérants. Laffirmation, au cours du XXe siècle, de Los Angeles comme métropole multiculturelle ne pouvait conduire quà la crise et la remise en cause de ce modèle. Labsence despaces publics, dont Cynthia Ghorra-Gobin fait le lieu privilégié de lapprentissage de laltérité et la condition de lavènement dune ville multiculturelle, fait courir à la ville le risque de replis communautaires et de conflits entre les groupes. Or, la montée en puissance de lexpression politique des minorités, renforcée par les politiques de traitement préférentiel et de redécoupage municipal (redistricting), ne suffit pas à créer une scène publique commune aux Angelinais. Au contraire, les élus locaux ethniques, qui représentent des intérêts très variés au sein de leur communauté, ne peuvent que se crisper sur lidentité ethnique qui fonde leur légitimité. A linverse, lauteur évoque lexemple de Monterrey Park, banlieue de classes moyennes où coexistent de fortes minorités asiatiques et hispaniques : une alliance de classe dépassant les lignes ethniques sy est développée, afin de protéger de la densification urbaine un cadre de vie commun et privilégié. Cest en effet autour de la préservation du cadre de vie que la mobilisation de la société civile apparaît la plus développée. Ce phénomène est exposé, avec toutes ses contradictions, dans la dernière partie du livre, qui montre la montée des préoccupations environnementalistes, dans une ville marquée par une pollution et une congestion urbaine chroniques, chez des résidants qui continuent à vouloir préserver les faibles densités résidentielles et les espaces verts qui font le charme de la ville. Les politiques urbaines contemporaines conduisent de fait à remettre en cause lidéal urbain angelinais, en tentant de dépasser ses contradictions. Afin notamment de réduire la pollution, se multiplient les tentatives de régulation régionale du système des transports, favorisant le covoiturage et le développement des transports en commun, tel le métro, créateur de centralité. Cette dernière est également renforcée par le développement dun Central Business District international. On peut enfin lire cette quête de centralité dans lintégration urbaine progessive de quartiers hispaniques, marqués par dimportantes pratiques collectives de lespace urbain. Lémergence dun tel urbanisme est interprétée par lauteur comme un retournement de la conception urbaine angelinaise, en quête dune centralité fondatrice de son pluralisme. Non content de réunir une riche bibliographie et de jeter un regard éclairé sur les transformations récentes de la ville américaine et sur les débats qui sy rapportent, louvrage livre des clefs de lecture originales, sagissant dune métropole américaine paradoxale dont la culture urbaine, incarnée par lidéal WASP du pavillon individuel, est actuellement remise en cause par les dynamiques migratoires, culturelles, économiques et sociales. Il propose surtout, et plus largement, une réflexion stimulante sur le sens de lespace public dans une société urbaine soumise à des transformations rapides et marquée par des polarisations sociales et ethniques croissantes, ainsi que par la difficulté de trouver des formes de régulation collective, au moment dune dévalorisation certaine des acteurs publics. |
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