Voir le 11 septembre

Divina Frau-Meigs
(Université d'Orléans)

Cet article est une version remaniée pour Transatlantica du chapitre 8 («Désobéissances et territoires : jamming the media » pp. 306-316) du livre de Divina Frau-Meigs, Médiamorphoses américaines dans un espace privé unique au monde (Paris : Economica, 2001). La rédaction remercie ici l'auteur de s'être prêtée au jeu de l'adaptation électronique de son texte, et l'éditeur d'avoir accepté la publication.


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rrrrrrL’attentat du 11 septembre 2001, qui a détruit le World Trade Center et une partie du Pentagone, se prête à l’analyse du fonctionnement des médias américains, dans leur circularité et leur hyper-réalité. Les terroristes ont en effet utilisé les systèmes médiatiques dans leur ensemble pour en tirer des moyens d’action tout en bénéficiant d'une couverture étendue sur le territoire international. Les systèmes médiatiques ont été détournés à des fins violentes, dans ce qui constitue véritablement un « coup » audiovisuel où le public est à la fois local et planétaire. Leur stratégie s’est inscrite dans le territoire, car ils ont cherché à établir de la proximité pour les Américains, afin de leur rappeler leur vulnérabilité en attaquant la capitale des États-Unis, Washington, et la mégalopole mondiale, New York. Par là, ils ont donné à leur cause un ancrage dans le micro-espace de la communauté américaine tout en choquant l’opinion publique mondiale. Ce faisant, ils ont aboli la distance psychologique qui a toujours protégé les Américains des conséquences physiques de leurs interventions armées à l’étranger.

L’arsenal médiatique des terroristes

rrrrrrL’attaque terroriste s’est nourrie du fonctionnement des médias et notamment de leur représentation de la violence et du scandale, pour obtenir une couverture médiatique inédite. Les commandos-suicides ont créé un happening, en faisant irruption dans l’espace commun américain, à la fois public (le Pentagone) et privé (les corporations du World Trade Center). Ils se sont fondés sur une stratégie basée sur l’image, en jouant du traumatisme qui réveille chez tous, à des degrés divers, le souvenir des holocaustes du XXe siècle.

rrrrrrLes terroristes ont utilisé la télévision comme une arme à double barillet, braquée sur le public, en toute connaissance de la passivité qu’induit la vision rétinienne et de ses répercussions sur la vision synthétique. D’une certaine façon, c’est une prise d’otages médiatique, foncièrement visuelle et « sidérante » au sens littéral, sans commentaires nécessaires. Ils ont utilisé l’emprise de la culture visuelle, qui, privée du commentaire, n’est ni conditionnelle, ni subjonctive, ni interrogative mais performative, pour mettre en crise l’événement, pour forcer à un parcours de l’œil toujours recommencé, toujours prisonnier d’une image identique et pourtant jamais tout à fait la même. Cette emprise a été redoublée par la gémellité des tours (Twin Towers), à la fois identiques et distinctes. Ils ont joué à la fois sur les effets de présence de l’image (le choc percutant d’un avion dans une tour, puis dans sa jumelle) et sur ses effets de dé-solidification (l’écroulement par combustion interne d’une tour, puis de sa jumelle, leur involution symétrique) propres aux jeux d’assemblage et de désassemblage des codes audiovisuels et numériques. La gémellité des tours a dédoublé ces effets dans la mesure où ils pouvaient être vus, décalés dans le temps et pourtant en temps réel, sur une même image. Ils les ont en outre prolongé comme autant de secousses sismiques, par l’hyper-médiateté, le caractère toujours « appelable » de ces images sur d’autres supports (le câble et l’Internet notamment), leur co-présence toujours suscitée dans des programmes autres que ceux d’information (les talk shows notamment). Par cette logique implacable, ils ont bloqué toute stratégie d’évitement par le public, qu’il soit américain ou mondial.

rrrrrrIls ont également utilisé l’environnement économique du système : ils savaient que même si les grandes chaînes de télévision n’étaient pas là pour la première attaque, il y aurait dans un premier temps assez de vidéo-amateurs dans New York pour que l'événement soit filmé sous tous ses angles. De fait, CNN a braqué les caméras sur la scène depuis le 22e étage de ses bureaux situés en ville quelques minutes après, et a filmée la suite en continu et en direct, fidèle à ses procédures mises en place dès Tien-an-Men. Ils savaient que ce serait moins le cas du Pentagone, qui n’est pas un lieu touristique, mais dont la valeur symbolique est autre, liée à la défense et à la sécurité intérieure.

rrrrrrIls se doutaient que, la télévision se nourrissant d’images, elle serait prise dans l’engrenage de la diffusion en continu de la combustion des tours, images évolutives, spectaculaires, surtout dans leur incroyable écroulement, plus prisées que les ruines fumantes du Pentagone. La couverture en continu a en effet duré plus de 72 heures, avec environ 80 millions de spectateurs en moyenne sur les 4 grands réseaux, ce qui en fait l’événement politique le plus diffusé depuis l’assassinat de John F. Kennedy en 1963 (et sans publicité). Du fait que les 4 grands réseaux appartiennent à des corporations multimédias, les mêmes images ont très vite été reprises par toutes leurs filiales, comme par exemple ESPN (Disney) qui a repris les images de ABC (Disney) et MTV et VH1 (Viacom) qui se sont branchées sur CBS (Viacom), puis se sont répandues sur toute la planète par les banques de donnés visuelles, amplifiant encore l’horreur de la catastrophe. Ironiquement, les terroristes savaient sans doute aussi que leurs propres images seraient saisies par les caméras de surveillance des aéroports et recouvrées après les faits : leur inévitable diffusion deviendrait alors une sorte de validation et d’authentification post mortem pour eux, rappelant à leur peuple la réalité de leur martyre.

rrrrrrIls ont aussi utilisé la circularité des médias, en frappant symboliquement Hollywood, et par là, l’entreprise de commercialisation des valeurs américaines. Depuis un certain nombre d’années, les Américains ont en effet fondé leur conquête des marchés audiovisuels étrangers sur la promotion de scénarios violents, faciles à exporter et comportant des messages très peu démocratiques, voire fascisants (voir : Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel, Les écrans de la violence. Enjeux économiques et responsabilités sociales (Paris : Economica, 1997) 85-92). Et ce, malgré les protestations de groupes d’intérêt public et de mouvements associatifs liés à l’éducation aux médias, qui n’ont cessé d’avertir des risques d’imitation et de désensibilisation du public. Il semblerait que les terroristes se soient inspirés du film à effets spéciaux Independence Day, bénéficiant doublement de la réalité de l’image et de son hyper-réalité : ils ont littéralement gommé les différences entre fiction et réalité, semant le doute sur la nature de la réalité, déstabilisant le régime de l’image. Sous les yeux subjugués du public américain et mondial, ils ont conjugué effets spéciaux en direct (live) et effet de réel. Les images montrées et remontrées (plus de 112 fois en 3 jours sur certaines chaînes) ont contribué à l’hyper-réalité, leur accès aléatoire par le public donnant l’impression que ni leur début ni leur fin n’était prédéterminés. Chez les enfants, elles ont brouillé tous les repères, au point que beaucoup ont eu l’impression que des avions attaquaient constamment des tours américaines, à en juger par les dessins qu’ils ont fait, diffusés dans certains talk shows (dont Oprah le 18/11/01).

rrrrrrCe spectacle en direct et en rediffusé d’un désastre annoncé a mis les Américains une fois de plus en position de voyeurisme, un voyeurisme face auquel aucun aspect de leur vie privée et publique ne pouvait déroger. Pas de catharsis ici; ce crime par imitation, surmédiatisé, fait le jeu de l’information-spectacle et les effets les plus pervers et sans doute les plus longs, en sont ceux de la perte des repères, de la déréalisation et de l’anxiété. Ils sont moins directs mais plus persistants et en ce sens, ils resteront dans la société civile américaine, faisant caisse de résonnance avec d’autres images traumatiques et d’autres scénarios catastrophes, de fiction (Armageddon, Die Hard, etc.) ou de réalité (la première attaque contre le World Trade Center, la destruction des ambassades américaines en Afrique, etc.). C’est sans doute là le pari le plus pernicieux des terroristes : que les Américains réagissent selon la suite de ces scénarios, par la loi du talion. Les représentations violentes banalisent en effet une idéologie simpliste : le plus fort gagne dans un combat total du Bien contre le Mal.

rrrrrrIls n’ont pas eu tout à fait tort. George W. Bush, dans un de ses tout premiers discours, a lancé un avis de poursuite contre Ben Laden, « Wanted Dead or Alive », une allusion claire à la fin de l’état de droit et un appel à la vengeance à outrance. Par ailleurs, l’une des rares erreurs journalistiques commise dans les premières diffusions télévisées est révélatrice de cette réaction épidermique souhaitée par les terroristes : quelques heures après l’attentat, Nic Robertson sur CNN a annoncé que les Américains étaient en train de bombarder Kaboul, alors qu’il n’en était rien.

Ben Laden et les pompiers: le cadrage du terroriste fou contre les héros ordinaires

rrrrrrLe cadrage dominant de la première période de l’événement (les dix jours de deuil) se conforme à ce scénario du bien contre le mal, de la civilisation contre la barbarie. A la recherche d’une figure qui puisse incarner le prototype du terroriste, les Américains ont, dès les premières heures, évoqué Ben Laden auquel ils ont opposé la figure des sauveteurs, ceux dont le dévouement est sans limites, surtout ceux qui ont laissé leur vie dans les décombres en essayant de sauver les autres, les pompiers. Dans les deux cas, ce sont des vies données, mais les dons sont le revers et l’avers de la civilisation : les fous de Dieu sont des monstres, les fous du feu sont des sauveurs. C’est ainsi que les médias ont construit le travail du deuil après les attentats.

rrrrrrLa couverture des médias d’actualité se focalise sur ce double objectif, montrant de plus en plus des images de Ben Laden et des Taliban d’une part, suivant les sauveteurs dans leur tâche déprimante d’autre part. Les images d’archives sont vite convoquées par CNN et les médias d’information pour essayer de saisir l’ennemi insaisissable et découvrir les preuves de sa culpabilité, bien que l’attentat ne soit pas revendiqué et que Ben Laden nie en être à l’origine. Il est le coupable désigné dès les premières heures de la catastrophe et le restera, avec un élargissement progressif aux Taliban qui le soutiennent. Les experts sur l’Afghanistan et les relations internationales sont convoqués, selon un scénario déjà mis en place pendant la guerre du Golfe. Les images des deux terroristes identifiés assez tôt, dès le deuxième jour, sont transformées en photos anthropométriques (mug-shots) en noir et blanc, qui ne sont pas sans rappeller le cadrage de la criminalité bestiale suscité autour de Willie Horton et de O.J. Simpson. Dans ce cas, il s’agit de procéder à la diabolisation non plus du Noir mais du terroriste islamiste. Ben Laden est montré tantôt en photo anthropomorphique, tantôt en vidéo, visant une cible qui est hors-champ, avec le sourire. Un procédé semblable se produit pour le mollah Omar, à la tête des Taliban, tandis que le résistant afghan, celui qui vient aussi de périr dans un autre attentat terroriste, le commandant Massoud, est présenté en guerrier altier, de profil, avec un paysage de son pays derrière lui. Or, il faut se rappeller que la plus grande majorité de la minorité arabo-américaine est chrétienne (75%) et que l'essentiel des islamistes aux États-Unis (6 millions) appartient à la minorité noire. Le transfert de la bestialité peut se faire sur les terroristes, sans trop toucher à l’Islam ou aux ressortissants arabes (malgré quelques violences racistes). Ces images anthropomorphisées ne peuvent qu’éveiller les instincts sécuritaires des Américains et leur désir de vengeance et de revanche.

rrrrrrA l’inverse, l’émotion est versée sur les photographies des disparus, montrées dans les murs d’images en couleur, parents ou amis ayant déposé souvent des clichés familiers. Ces disparus y apparaissent dans des poses ouvertes, amicales, souriantes. Ces images remplacent celles des corps, qui resteront tragiquement absents de la couverture, par censure et auto-censure. L’armée et la police ont fermé le périmètre d’accès aux fouilles et contrôlent les équipes de journalistes, pour que ce soit une guerre sans cadavres, comme la guerre du Golfe (et contrairement à la guerre du Vietnam). Les chaînes ont fait preuve de retenue, répugnant à montrer à l’opinion nationale et internationale des images de vies sacrifiées (les scènes de défenestration n’ont pas été rediffusées sur les médias américains). Ce faisant, elles ont aussi amputé les terroristes d’une parcelle de leur victoire, car ils n’auront pas la satisfaction de voir leurs victimes vaincues et à terre. Mais l’anéantissement de la figure humaine dans cette espèce de fosse commune des Twin Towers ne peut que faire réfléchir sur la direction que prennent les conflits entièrement soumis à la froideur technologique.

rrrrrrEn l’absence de corps, de nombreux reportages se sont cristallisés autour de leur recherche et se sont focalisés sur ce qu’elle évoque : la solidarité, le patriotisme, l’héroisme ordinaire (pour invalider l’héroisme prétendu des terroristes). Les médias jouent du double fonctionnement de la privatisation de la vie publique et de la publicisation de la vie privée, notamment dans les talk shows qui sont le lieu privilégié de déversement de l’émotion et du travail de ce deuil sans corps. La télévision révèle ici la force et les limites de son rôle de centre-répéteur, de relais de rediffusion (relay station), pour reprendre l’expression de John Fiske (voir : John Fiske, Media Matters. Gender and Race in US Politics (Minneapolis : U of Minnesota Press, 1996). C’est particulièrement le cas dans des talk shows à forte audience populaire, comme ceux de Oprah Winfrey et de Barbara Walters.

rrrrrrDans son émission diffusée le 18 septembre 2001, Oprah se fait le chœur de l’Amérique et de ses concitoyens. Elle montre qu’elle aussi a subi la contagion du discours de la compassion et de la charité chrétienne qui caractérise chaque intervention en public du président Bush. Barbara Walters tend quant à elle à l’auto-réflexivité : elle montre les autres médias et programmes, et leur conscience de diffuser un événement médiatique tout autant qu’historique. Elle procède à un recyclage de la parole médiatique mais ne fait que répercuter l’incompréhension des Américains face à la politique internationale et à ses conséquences complexes.

rrrrrrCette incompréhension est répercutée par nombre de vedettes de la télévision, comme David Letterman qui reprend son Late Show seulement le 17 septembre et passe les 10 premières minutes de l'émission à parler de ses impressions, martelant « Will that make any goddamn sense ? », tandis quelques minutes plus tard, c’est son invité, Dan Rather, qui craque et se met à pleurer en public, sur une Amérique changée à jamais. Bill Maher sur Politically Incorrect (ABC) se départ de son cynisme habituel pour dire « nothing is going to be the same. Everything is going to pass through the filter of September 11th 2001 » . Mais il est difficile de dire ce que ce filtre sera et en quoi la production culturelle en sera changée.

rrrrrrLes sujets traités dans ces talk shows (les conditions de sécurité, le rôle des films hollywoodiens, l’angoisse face à la suite des événéments, …) n’aident pas à résoudre les problèmes d’actualité, ils leur donnent une grande visibilité et permettent à la parole ordinaire de s’exprimer ; ils jouent sur les codes de proximité et de familiarité et favorisent l’émergence de l’émotion, dans une parole féminine souvent, qui est absente des programmes d’actualité très largement dominés par les hommes et par les personnalités officielles. Ils favorisent la participation du public dans l’image, mais dans un cadrage narratif, qui amplifie les trois types de confusion caractéristiques de ces programmes : entre vie publique et vie privée, information et divertissement, raison et émotion. Il s’agit de ne pas s’interposer, de laisser parler et pleurer les autres, et de suspendre la médiation, avec seulement une gestion de l’émotion collective.

rrrrrrCes programmes ont des difficultés à dépasser le stade du relais-répéteur et ce qui en ressort avec force, c’est l’utilisation de toutes les images emblématiques de la puissance américaine, et notamment le drapeau dont certains vont jusqu’à s’envelopper. Celles-ci sont juxtaposés sans que le contexte plus général, voire mondial, de la crise ne soit exposé. Ils ne peuvent que répercuter la fragmentation des images et des arguments, sans contribuer à une analyse rationnelle des faits, répercutant la confusion qui, elle, aggrave la colère et le désir de revanche. Ils tentent de faire le deuil des corps et de la fin de la distance psychologique, mais elle ne peut aboutir face à la difficulté de mettre des mots sur des émotions vives. Les Américains buttent contre le scandale des morts, sur leurs propres angoisses et fantasmes de destruction, sur leur colère contre la sécurité déficiente des aéroports, etc. Ils se raccrochent à l’héroisme bien réel de leurs sauveteurs et recherchent des témoignages de personnes ordinaires qui, malheureusement, ne font que marquer l’illusion totale de la singularité, et de la capacité d’une personne à tout montrer et à tout dire. Ces témoignages ne leur apprennent rien, ils ne transmettent que le désarroi.

rrrrrrCe qui n’est pas dit mais ce qui est vu à la caméra, c’est la solidarité des communautés d’appartenance ethnique, enrôlées pour nettoyer les débris. La caméra a mieux dit que le texte le rôle des minorités et les bienfaits des politiques de l’identité qui ont soudé le petit peuple immigrant aux valeurs de l’espace commun américain. Le fait que les sauveteurs (et sans doute les pompiers morts) soient en partie noirs n’est pas mentionné. C’est un non-dit des émissions mais l’image montre ici ce que le discours ne dit pas. La race n’est pas mentionnée mais elle éclate visuellement, en images non pas d’émeutes mais de secours. Personne ne peut oublier qu’à New York, les forces sur le terrain, les héros ordinaires, que sont les pompiers, les ambulanciers, les policiers et les soldats, appartiennent à des minorités. Le témoignage, repris par la presse écrite du monde entier, de cette femme de ménage hispanique qui, de sa propre initiative, vient nettoyer les décombres fonctionne dans l’esprit de compassion et d’héroisme ordinaire, qui a pour effet de rappeler à la société civile mondiale que la société civile américaine est un microcosme de la sienne.

rrrrrrCe qui n’est pas montré par les médias, c’est l’Autre, pas seulement le terroriste, mais le peuple afghan. Pendant la période de deuil, l’Afghanistan est resté un point sur une carte lointaine, pas même un territoire aux montagnes désertiques et pauvres. Ne sont pas expliquées non plus la misère de la population et son incompréhension de la politique étrangère américaine, qui fait tristement écho à l’incompréhension américaine.

rrrrrrCe qui n’est pas expliqué par les médias, c’est tout le contexte international qui a mené à cette situation complexe : la politique extérieure américaine et ses ambiguïtés et atermoiements, le traitement de la question palestinienne, surtout dans les derniers mois, suite à l’arrivée au gouvernement de George W. Bush. De même, les enjeux énergétiques sont masqués, comme l'est la relation avec l’Arabie-Saoudite, cet allié-ennemi dont on soupçonne pourtant qu’elle finance le terrorisme.

rrrrrrLes médias n’ont pas évoqué le rôle indirect des Américains dans la tragédie. Ils n’ont pas remis en cause leur appui de tous les mouvements nationalistes religieux et notamment islamistes pour contrecarrer le communisme. Une des conséquences paradoxales de l’anticommunisme est que la plus ancienne des démocraties a préféré soutenir des régimes anti-démocratiques, avec pour seule volonté de contrecarrer le communisme, sans changer leur nature totalitaire. C’est souvent de ce comportement que naît la schizophrénie anti-américaine : beaucoup sur la planète admirent les valeurs professées et appliquées aux États-Unis, mais ne parviennent pas à réconcilier ces valeurs avec le comportement impérialiste américain à l’étranger. L’opinion publique américaine elle-même se trouve ainsi divisée du reste du monde, qui interprète ses core values moins autour de l’idée de liberté que de celle de self-interest, et ne connaît pas les développements internes que le pays subit, ne voyant que son impérialisme triomphant depuis la fin de la guerre froide, et son indifférence aux questions de la misère et de la pauvreté.

La médiation technologique face aux libertés civiles

rrrrrrLa médiation technologique se prolonge et s’alimente aussi de sa partie réticulaire, sur les réseaux d’Internet. Les murs de photos des disparus (qui rappellent d’autres murs de lamentations) sont repris sur l’Internet où certains sites sont dédiés à ces images et se sont établis comme des mémoriaux virtuels où les internautes sont invités à déposer leurs hommages (www.Ultradio.com; www.MetaFilter.com). Les réseaux ont mieux fonctionné que les lignes téléphoniques, saturées ou endommagées, illustrant ainsi la raison de la constitution même d’Arpanet, visant à la circulation des données entre divers sites, indépendamment des dommages subis par l’un d’entre eux (à l’époque où les Américains craignaient une attaque nucléaire soviétique). Ils ont permis à des familles de se joindre et surtout à la communication interpersonnelle et conviviale d’avoir lieu.

rrrrrrL’interaction avec les autorités s’y est développée comme dans le cas des élections 2000, avec des informations officielles publiées mais pas d’interactivité avec les utilisateurs. Par contre d’autres sites d’interactivité se sont développés, soit pour aider à la recherche des disparus (pour des membres de la famille situés à New York ou à l’autre bout du pays et ne pouvant se déplacer étant donné la cloture de l’espace aérien), soit pour établir des groupes de discussion et permettre aux gens de discuter des événements, soit encore pour collecter des fonds, avec un grand succès (plus de 55 millions de dollars en 5 jours) (voir notre page "sites"). Les réseaux ont aussi été utilisés par les médias classiques, comme CNN et MSNBC pour publier des mises à jour et des informations hypothétiques (car invérifiées) avant qu’elles ne soient versées dans le flot audiovisuel hertzien.

rrrrrrLes autres médias ont réagi, que ce soit la radio ou le cinéma, montrant que, pour un temps au moins, l’expérience spectatorielle était un peu faussée ou remise en cause. Les chansons prônant la paix comme « What a Wonderful World » ou « Imagine » ont été bannies des stations musicales… tandis que « We shall overcome » et « God Bless America » sont revenues avec toute leur vigueur belliqueuse. Dans la même veine d’auto-censure patriotique et médiatique, Hollywood a suspendu la production de certains films catastrophes à happy end obligatoire. Les studios ont reporté la sortie de Big Trouble avec Tim Allen et de Collateral Damage, avec Arnold Schwartzenegger. Independence Day risque de subir le même sort que The Mandchourian Candidate après l’assassinat de J.F. Kennedy (ne plus être diffusé) et la sortie vidéo de Pearl Harbor est compromise. D’autres films vont être altérés, comme Zoolander (où les tours seront effacées digitalement) ou Men In Black 2 dont une scène devait se produire au World Trade Center ; de même pour The Time Machine (la fin faisait pleuvoir une pluie de météorites sur New York). Les fabricants de jeux vidéo sont aussi, soit en train de retarder la sortie de certains jeux violents (Spider Man de Activision, Warjetz de 3DO, Black Thorn de Ubi Soft, inspiré des livres de Tom Clancy), soit d’altérer leurs jeux de simulation utilisant le paysage urbain de New York (Flight Simulator 2002 de Microsoft). Electronic Arts a même suspendu son jeu de simulation terroriste en-ligne Majestic.

rrrrrrHollywood craint d’être accusé de manque de tact et de rapacité et ne veut pas donner l’impression d’une exploitation commerciale de la tragédie. Peut-être va-t-on même jusqu’à un moratoire volontaire à l’égard de ce genre de scénarios (comme déjà du temps du crime organisé dans les années 1934-35, qui avait banni les films de gangster des écrans). L’actrice Jodie Foster est à la tête d’un groupe de réflexion à Hollywood pour essayer de changer les images que les studios diffusent sur les Etats-Unis. Les réseaux de télévision ont, quant à eux, déprogrammé plusieurs films à scenario violent. Ils ont repoussé d’une semaine le début de la saison des séries. Les trois nouvelles séries de la rentrée, The Agency (CBS), Alias (ABC) et 21 (Fox), sont, quant à elles, compromises car elles sont construites sur le thème de l’espionnage et du terrorisme autour de la CIA. Par ailleurs, toutes les séries dont les génériques montrent la silhouette de New York ont été modifiées. Il est pourtant à prévoir que des docudrames seront produits sur l’événement dans les années à venir…

rrrrrrA court et moyen terme, les craintes évoquées par les médias sont celles portant sur le contrôle de la liberté d'expression sur l’Internet, depuis que l'on soupçonne les terroristes d'avoir communiqué entre eux par réseau interposé, en cryptant leurs messages. L’événement risque de donner des justifications à ceux qui veulent utiliser la médiation technologique à des fins de contrôle social, par le biais de systèmes électroniques de surveillance. S’il marque un certain triomphe de l’information, c’est de l’information comme secret et comme contrôle, réappropriée par les services spécialisés (publics et privés).

rrrrrrLe débat démocratique interne paraît donc se reporter sur les libertés publiques, suite aux exigences du gouvernement Bush demandant au Congrès des facilités pour pratiques les écoutes téléphoniques, la surveillance des sites, l’encryption, ainsi que les contrôles aux frontières qui soulèvent de nombreuses questions par rapport aux politiques de l’identité. Le système Carnivore (qui fait pendant au système Echelon, de surveillance externe) existe déjà pour l’espionnage de certains particuliers (lectures des messageries privées, écoutes de portables, détections à rayon X…) et risque de se voir étendu. Les groupes d’intérêt préoccupés de protection civile (www.promo.org, www.citizen.org) sont très vigilants sur la place à accorder au terrorisme dans l’identité, car cela peut avoir des effets agravants sur les droits civiques, une fois le réflexe d’union nationale dépassé. ACLU (www.aclu.org ), qui recueille les récits de personnes se sentant menacées dans leurs libertés, risque de se retrouver en opposition avec John Ashcroft, le ministre de la Justice, qui veut élargir les pouvoirs du FBI et de la CIA à l’échelon fédéral par le passage du Mobilization Against Terrorism Act, lequel inclut un certain contrôle sur l’immigration (www.Wired News). Cela inquiète aussi les think tanks conservateurs, jaloux de la liberté individuelle et défenseurs de l’échelon local (www.heritagefoundation.org).

rrrrrrCet événement provoque donc un certain nombre de remous internes aux États-Unis, qui augurent d’une période de confrontation entre les politiques de l’identité et celles de la moralité, les enjeux de la représentation et de la participation, dans le besoin ressenti par tous de redonner de la vitalité et un visage humain à la visée démocratique américaine.