Transatlantica 1 / 2001
Thomas DUTOIT. A Rose, A Ghost, in Edith Wharton. Reading Proserpinean Poetics in The Custom of the Country. Paris : Editions du Temps, 2000. 174 p. Lu par Cornelius Crowley (Université Paris X-Nanterre) Et maintenant quelques phrases du début du livre de Dutoit : The interest of Whartons manoeuvre remains that the creation of Undine is the insistence upon the fact that, as John Ruskin said, behind every myth is some reality. The reality behind the mythological figure Undine-as-Proserpine is that of impossible synthesis of an antimony which it is womans condition to embody. This antimony is that of the woman as autonomous subject in a patriarchal society in which all symbolic power is bequeathed from father to son. The importance of the daughter to mother relation, of which the Prosperine-Ceres relation is a privileged myth, during the historical period of female suffrage and the end of male primogeniture, consists in the fact that in the late nineteenth and early twentieth centuries, emergently autonomous daughters had no female precedent, no symbolical mother or canon of literary and legislative women writers, from whom to inherit a code of conduct an ethics or even a model of public action. En passant de Brookner à Dutoit, nous avons perdu de vue Undine Spragg, la provinciale venue dApex City, si obstinée dans sa volonté de parvenir. Nous serions, pour notre part, parvenus dans une autre contrée, dont nous connaissons moins les coutumes ; en compagnie dOndine-Proserpine, fille de Cérès, déflorée par celui que lon désigne de plusieurs noms - Pluton, Hadès, ou de ce nom que Dutoit trouve dissimulé et disséminé à travers le texte de Wharton : Dis. A la lecture et à la relecture du livre de Dutoit, nous souscrivons à son propos : behind every myth is some reality. Curieuse expérience, pour le lecteur, dassister à la germination du texte de Dutoit dans son propre paysage mental. Comme si, à son tour, on était devenu Proserpine, ravie et pénétrée par létrange et irrésistible force de largument dont Dutoit nous imprègne. Comme si, ayant subi le rapt de sa lecture mythopoétique en y trouvant quelque réalité, nous lisions désormais dautres textes selon la poétique proserpinienne. Par exemple le propos dAnita Brookner, propos resté si sage tant quon le lisait vite. Car il suffit de sattarder pour que la phrase de Brookner, comme toute phrase en apparence anodine, germe étrangement. Il suffit de scénariser la notion dupward mobility. Du coup lascension va résonner avec laspiration, alors se produit un effet de souffle, comme si la consistance du sens tout dun coup explosait. Ensuite se fera sentir dans le mouvement de la phrase une contre-poussée infernale : présence à luvre des forces gisantes, chthoniennes, (lie), ou de ces forces qui sont tranchantes comme les ciseaux des Parques, forces contre lesquelles laspiration autonome et ascendante va se révéler impuissante, powerless. Après lecture de lessai que Thomas Dutoit vient dy consacrer, on ne lira pas The Custom of the Country avec la même assurance davoir en main une uvre distrayante mais peu marquante, dont nous maîtriserions les codes, comme Wharton les aurait maîtrisés en programmant ses effets narratifs, tout en sappuyant sur lacuité de sa science sociale. (Nest-ce pas ainsi que les romanciers de la comédie humaine sont censés avoir pratiqué leur art?) Si le livre de Dutoit se présente, du point de vue de lédition, comme une variation sur un texte, le service (passablement déstabilisant) rendu est celui de nous faire dépasser (infiniment) le cadre dont nous nous servons habituellement pourficher nos commentaires sur un roman de type réaliste. Il sagit de ne plus être un lecteur averti, daccepter, au contraire, non seulement le gauchissement de notre compréhension dun texte, mais que cette compréhension parte en vrille ; de nous exposer de très près aux mots, pour ensuite nous mettre très loin en retrait de la diégèse, de cette histoire si prévisible de la jeune femme qui veut arriver, et qui ne pourra arriver quen venant à la grande ville, et en passant par les hommes. Le livre de Dutoit est troublant, nous contraignant à labandon de notre habituelle panoplie interprétative. Terra incognita : cest là que lon nous conduit. Criticism in the wilderness, pour emprunter le titre dun livre de Geoffrey Hartmann, que connaît Dutoit. La lecture pratiquée comme exposition aux virtualités insoupçonnées du livre, mais sans aucun accès à la terre promise où les choses seraient enfin claires. Seul axiome ou viatique, lassurance que lorsque nous lisons en nous demandant de quoi il sagit, savoir quil sagit dautre chose encore ; que nous ne sommes jamais au bout de nos peines de lecteur, ballottés que nous sommes au grè des aspirations ou émanations dune étrange contrée textuelle. Whats in a name ?. Cest la conviction que nous savons répondre à la question shakespearienne qui fait de nous des lecteurs avertis, au point dêtre myope et sourd. (De la fascination de Thomas Dutoit pour le mystère de la nomination, témoigne sa citation de la variation proposée par Gertrude Stein sur cette même question : a rose is a rose is a rose is a rose). Notre régime moderne, cest bien connu, est placé sous le signe de larbitraire. Les noms de personnes et de contrées sont ce quils sont New York, Paris, Apex, Spragg, Moffatt, de Chelles. Nous prenons acte de ces noms, et de ce régime pragmatique et efficace, sans histoire. Implicitement nous faisons de ce régime sémiotique un régime américain. Ou nous faisons nous autres Européens, de Tocqueville à Baudrillard de ce régime américain un régime arbitraire et mobile, délesté dune charge culturelle qui risque de surmotiver toute production signifiante européenne, au point de létouffer davance. Attention cependant. Sil propose à son lecteur un texte saturé de mythologèmes grecs et latins, Dutoit ne joue aucunement au jeu, si prisé des êtres distingués, qui consiste à exposer les naïvetés dune candeur américaine, ou la candeur homologue dune littérature se présentant comme le traitement fidèle dune réalité sociale effective. A la fin, Dutoit ne nous aura livré aucune clé. Proserpine est une fleur constamment offerte, constamment dérobée. Déflorée, ensevelie, surgie, émanée, dis-persée. Et que lon ne pense pas quen dernière instance nous sera révélé lultime pouvoir de Dis, chef dorchestre ou régisseur des effets de sens, celui du roman de Wharton, ou de tout autre texte. Car le mode dêtre textuel de ce Dieu disparu est la distribution sans rappel des effets. Dutoit nous offre une conclusion dont la teneur est comique. A la fin, le lecteur-interprète court toujours, sépuisant à ramasser les effets dispersés dune instance signifiante qui a disjoncté. Curieuse coutume dune contrée qui est une wilderness parsemée de fleurs sauvages. Car cest à la disparition irrémédiable du Dieu-Dis que Thomas Dutoit condamne le lecteur. Au lieu de lapothéose de la source ultime enfin révélée, la disjonction, la cacophonie, la dyslexie. Rien ne sera plus à sa place. Ou, pour (anti)paraphraser James : seul héritage, la coupe dor en fragments, plus jamais telle quelle devait être. Voici la conclusion de Dutoit, à vrai dire une ouverture de plus dans un tonneau percé. If there may be a slippage from dis- as prefix to Dis as mythological character in this story of Dis Pater and Proserpine, its verification however implies an absolute collapse of language, of the system of difference requisite for there to be language, since the possibility of finding it so ubiquitous entails a paralysis of meaning. En somme labsolue prolifération des effets disséminés du Dieu Dis, enfin repérés, est tout aussi impensable et forclos dans le langage que la révélation du Dieu Dis, enfin seul et en personne, sans détour. Tant que perdure le mode langagier, il ny aura pas dapothéose. Et pourtant Dutoit cherche, il nous entraîne irrésistiblement, la vérité se cachant dans les disjonctions de son texte comme dans les glaces à la fin de La Dame de Shangaï de Welles. Proserpine joue des tours à Thomas Dutoit. Elle le fait naître et renaître à chaque fois quil sinstalle pour commenter lun des nombreux auteurs quil sait lire Keats, Ruskin, Mary Shelley, Derrida. Cela imprime à son écriture la force dune nécessité : difficile dimaginer Thomas Dutoit en train décrire autrement. Proserpine est la compagne de ses lectures. Son passeport est frappé de son sceau, lorsquil pénètre dans le domaine des grands auteurs, dont certains se veulent (à tort) souverains, maîtres de leur dire. Cest en sa compagnie que Dutoit franchit des frontières. Cest à elle quil revient. Proserpine est son Rosebud. Il la possède comme le héros de Welles possédait son traîneau. Comme la trace indélébile de ce qui, perdu, anime et impulse, encore et encore. |
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